NOIRES ET BLANCHES




Une nouvelle, nouvelle rencontre entre Rachel Peabody et Dylan Hederson.

Comme d’habitude, les héroïnes que vous allez découvrir dans ce récit ont des vies différentes de celles que vous connaissez déjà.

Et, comme d’habitude, au moment où commence mon histoire, elles ne se connaissent pas.




Noires et Blanches




La Place Rouge était vide. Devant moi, marchait Nathalie. Il avait un joli nom mon guide. Nathalie. Nathaliiiiiiiiie...

Dylan Hederson, son appareil photo numérique rivé sur l’oeil, chantonnait doucement tout en mitraillant les bâtiments qui entourent la célèbre place moscovite.

Elle ne pouvait pas s’ôter cet air de la tête.

La chanson française, entendue au Café Pouchkine, s’était littéralement imprimée sur son cerveau. D’autant que, par un hasard aussi amusant que curieux, son guide s’appelait... Natalia.

Et c’est vrai qu’en ce jour lumineux du mois de mai, la Place Rouge était vide.


*


Dylan avait donné rendez-vous à son jeune guide à six heures du matin dans le grand hall de l’hôtel Ukraina, gigantesque building stalinien, aux tours ornées d’énormes faucilles et marteaux, vestiges du passé communiste de la Russie.

Ensemble, elles avaient traversé le pont Borodinski qui, au pied de l’hôtel, enjambe la Moskva.

Elles n’avaient pas voulu prendre le métro et avaient préféré marcher le long de Novy Arbat, la plus longue avenue de Moscou, puis elles avaient emprunté Vozdvijenka qui les avait mené aux jardins Alexandrevski et, enfin, aux portes du Kremlin.

S’il y avait peu de touristes, la ville pourtant était déjà terriblement animée.

Dylan, new yorkaise passionnée, avait découvert que Moscou, elle aussi ne dormait jamais.

Sur Novy Arbat, dss casinos ne fermaient jamais. Les restaurants, les boîtes de nuit accueillaient toutes les fortunes récentes.

En pleine nuit, les ouvriers réparaient les rues abîmées par une circulation intense, au milieu des vapeurs suffocantes d’un bitume brûlant.


*


Elles avaient contourné le long mur de briques ocres qui entoure le Kremlin, village dans la ville encore fermé aux visiteurs.

Par-dessus le mur d’enceinte, elles pouvaient admirer les bulbes d’or des églises de la cité des Princes de Moscou.

Enfin, elles avaient atteint leur but : la Place Rouge.

Et là, Dylan avait photographié et photographié encore.

La cathédrale Basile le Bienheureux, qui, avec ses coupoles de toutes les couleurs, lui donnait envie de mordre dans une pâtisserie, le mausolée de Lénine, les bustes des maîtres communistes de la Russie, et le Goum, vitrine de l'artisanat russe jusqu'à la Perestroïka, lieu de tous les luxes occidentaux à présent...

Mais tout en fusillant la place et ses monuments, Dylan ne pouvait s’empêcher d’admirer la jeune beauté qui marchait près d’elle.

Natalia était magnifique. Grande, mince, blonde. Slave...

Bon sang, reviens sur terre !!! pensa-t-elle. Elle a 17 ans... Tu pourrais être sa mère !! Ou au moins... sa grande soeur...


*


Dylan n’avait pas été ravie quand on lui avait proposé ce contrat. Prendre des photos pour un guide de voyage !!

Elle, le grand-reporter, qui revenait du Yémen où, méprisant le danger d’un pays au bord de la guerre civile, elle avait pris les meilleurs photos de sa vie !!! Des images dignes du prix Pulitzer !!

Et voilà qu’on lui proposait ce boulot à peine digne d’un photographe débutant !!!

Enfin, c’était toujours mieux que de planquer pendant des heures à Beverly Hills, assise dans une voiture, à attendre qu’une starlette daigne sortir de chez elle pour s’exhiber avec son dernier petit copain...

Et puis, il fallait bien manger et payer les traites de son appartement de New York !!

Elle pensa Après tout, Moscou c’est quand même quelque chose !!! C’est... C’est Moscou !!!


*


Pour lui faire passer la pilule, le patron de son agence de photo lui avait dit qu’elle apprécierait sûrement la beauté slave !!!

Il ne se trompait pas. Elle appréciait. Elle appréciait beaucoup même !! Mais du regard. Du regard seulement... Hélas...

Son agence lui avait donné un guide pour visiter Moscou. Une étudiante fauchée qui arrondissait ses fins de mois en faisant visiter la ville aux touristes...

Quand elle l’avait vue, elle avait immédiatement cessé de râler après ce job idiot !!!

Dylan s’enthousiasma de nouveau. Comme à leur première rencontre. Natalia, quel prénom magnifique !! Quel sourire magnifique !! Quelles jambes magnifiques !! Quel corps magnifique !!!

Elle soupira Ce qui l’est moins, magnifique, c’est son âge... 17 ans !!! Quelle barbe !!! Une mineure !!! Je ne vais pas me mettre à faire les sorties d’école. Pourquoi pas les jardins d’enfants ???

Dylan n’était pas du genre à séduire une gamine. Le tourisme sexuel l’écoeurait.

Elle avait fait un reportage en Asie, il y avait quelques années. Ce qu’elle avait vu et photographié lui avait donné envie de vomir... Elle avait souvent eu envie de mettre son poing dans la figure de ces gens qui s’offraient une prostituée à peine sortie de l’enfance...

Ce n’était pas pour imiter ces hommes, et hélas, ces quelques femmes, immondes qu’elle avait croisés dans les rues de Thaïlande ou d’ailleurs...

D’accord, elle ne toucherait pas... Mais il n’était pas interdit de regarder... Et Natalia était vraiment superbe...


*


Natalia ne bougeait pas.

Comme une enfant sage, elle attendait que Dylan finisse de prendre ses clichés.

Elle s’était adossée contre le piédestal en pierre qui supportait les statues monumetales du boucher Kouzma Minine et du Prince Dimitri Pojarski, dressées devant la Cathédrale Basile le Bienheureux.

Comme, les petits matins de Moscou étaient encore froids, elle s’était enveloppée d’un manteau court dont elle avait relevé le col. Une robe dépassait légèrement de ce manteau, laissant voir des jambes minces emprisonnées dans des bottes hautes.

Elle avait posé une chapka sur ses cheveux blonds.

Ses yeux bleus suivaient attentivement Dylan.

Elle était heureuse de l’avoir rencontrée. D’être à son service pour lui faire découvrir Moscou et ses merveilles. Moscou et ses secrets.

Un grand reporter, une femme sympathique, c’était quand même plus agréable que ces hommes d’affaires qui, pratiquement à chque fois, lui demandaient si elle pouvait aussi visiter leur chambre d’hôtel avec eux...

Oui pensa Natalia, Dylan est vraiment bien différente de ces butors qui se saoulent à la vodka avant de me faire leurs avances...


*


Dylan c’était l’Occident ! L’Amérique !! New York !!!

Natalia rêvait tellement d’y vivre !!

Bien sûr, elle adorait son pays, sa ville. Mais elle avait l’impression que, malgré les gigantesques étendues de la Russie, son horizon était limité. Elle n’y aurait jamais l’avenir dont elle rêvait. Parce qu’elle n’avait pas les bonnes cartes en mains.

Elle n’avait pas de père apparatchik, à la fortune aussi colossale que récente. Mi-homme d’affaires, mi-gangster moscovite.

Il y en avait tant dans cette ville ! Ils ne se déplaçaient jamais autrement qu’assis à l’arrière de leurs grosses berlines allemandes, aux vitres fumées et à la carrosserie blindée. Leurs chauffeurs, des colosses à la nuque raide et aux cheveux ras, d’anciens militaires reconvertis dans la protection rapprochée, leur servaient aussi de gardes du corps.

Mais Moscou, c’était aussi ces vieilles babouchkas qui restaient des heures à l’entrée du Métro où, pour quelques pièces, elles vendaient les objets qu’elles avaient fabriqués de leurs mains.

Une richesse tape-à-l’oeil voisinait avec une misère extrême.


*


Natalia se sentait étrangère dans son propre pays. Car ses moeurs lui étaient étrangères. Jamais, elle n’aurait assez de cynisme pour se comporter comme le faisait la nomenklatura.

Elle, au milieu de ce monde nouveau où tout ce qui n’était pas encore pris ou vendu, était à prendre ou à vendre, elle n’était rien. Rien qu’une étudiante pauvre qui vivait dans un appartement collectif qu’elle partageait avec trois autres personnes.

Le seul bien que lui avaient laissé ses parents c’était deux petites pièces encombrées des livres de son père et d’un vieux piano sur lequel, autrefois, sa mère jouait quelques balades mélancoliques.


*


Natalia ferma les yeux.

Les larmes lui venaient comme à chaque fois qu’elle pensait à eux. Ils l’avaient quittée il y a plusieurs années déjà... Elle n’était encore qu’une adolescente...

Après leur mort, elle avait dû se débrouiller pratiquement seule car ils étaient peu nombreux ceux qui avaient accepté de venir en aide à la fille de Dimitri et d’Olga Sokolov. Ces opposants politiques, ces renégats, ces fortes têtes...

Ceux qui l’avaient osé étaient d’autres opposants politiques, d’autres renégats, d’autres fortes têtes. Ils étaient professeurs, libraires, avocats ou journalistes. Mais surtout, ils étaient fichés. Leurs noms étaient enregistrés dans la mémoire ineffaçable des ordinateurs de la Loubianka.


*


Elle pensa que la Russie n’avait pas été tendre avec elle. Elle ne lui avait fait aucun cadeau. Mais elle n’avait pas craqué. Elle s’était accrochée à ses études comme à une bouée de sauvetage.

Et par son obstination à apprendre, elle savait qu’elle s’était dotée des armes qui lui permettraient de construire son avenir. Ailleurs. Loin de la Russie et de sa police. Loin de Moscou et de ses fantômes.

Comme le tsar Pierre le Grand l’avait fait autrefois, elle s’était tournée vers l’Occident.

Elle apprenait les langues des pays de l’Ouest avec frénésie. Le français, l’allemand, l’italien, l’espagnol. L’anglais. Elle savait que ces langues étaient son sésame pour quitter la Russie et partir vers des horizons plus accueillants.


*


Pendant les rares moments où ses études ne l’accaparaient pas, elle travaillait pour une agence de voyage qui proposait des guides aux touristes. Des étudiants capables de raconter l’histoire de la Mère Patrie sans confondre les noms des tsars.

Elle exerçait ce job avec compétence et sérieux.

Parce qu’il lui permettait de vivre mieux.

Parce qu’il lui permettait de rencontrer ces étrangers qui étaient autant d’ambassadeurs d’un monde qu’elle rêvait de découvrir.

Mais surtout parce qu’elle espérait, qu’un jour, elle pourrait créer ce lien d’amitié qui lui permettrait de partir.

Des liens, elle aurait pu en créer d’autres. D’une autre nature. Plus intime. Plus sensuelle.

Mais elle n’en voulait pas.

Elle ne voulait pas se compromettre, se pervertir... Elle voulait rester intègre dans cette ville qui ne l’était pas.

Mais elle savait qu’elle était belle. Elle le voyait dans le regard que l’on posait sur elle.

Elle le lisait dans les yeux de Dylan.


*


Natalia se mit à sourire.

Dylan s’était postée à quelques mètres d’elle. Tenant son appareil-photo collé à l’oeil, elle lui cria - Ne bouge pas ! Tu es parfaite ! Adossée à ce monument avec ces deux statues de bronze derrière toi ! Tu es à peindre !! Clic, clac !! Voilà !! C’est fait !! Tu es dans la boîte !! Merci Natalia !!

- Je suis à ton service !!! Tu vas utiliser cette photo pour ton guide de voyage ??

- Non. Mais si je le faisais, ce serait une fabuleuse publicité pour Moscou !! Non, en fait, cette photo est pour moi...

- Pour toi ??

- Oui. Pour moi... Je garde toujours un souvenir des amis qui m’ont permis de découvrir leur pays. J’ai tout un album chez moi, à New-York...

- Oooh, je vois... murmura Natalia. Et un soupçon de déception transparut dans sa voix. C’est seulement ça. Une photo parmi tant d’autres. Comme un timbre dans une collection...

- Ça te gêne ? Je peux l’effacer si tu préfères...

- Non. Bien sûr que non. Je suis flattée au contraire...

- Tu peux !! Tu vas prendre place à côté d’un berger yéménite qui sentait la chèvre !!! À moins que ce ne soit le bouc... répondit Dylan en riant.

- Quel bonheur !!! Ne nous colle pas trop près l’un de l’autre !!! Tu as énormément voyagé n’est-ce pas ?

- C’est mon métier... Et c’est aussi une passion... J’aime découvrir d’autres horizons. D’autres modes de vie. Et... pourquoi pas... d’autres moeurs.

- Je t’envie... Moi, je n’ai jamais quitté Moscou. Sauf, une fois quand j’avais dix ans, pour aller à Saint-Pétersbourg...

- Ça viendra. Moi, aussi à ton âge, je n’avais jamais quitté les jupes de ma mère...

- Mes parents sont morts quand j’avais quatorze ans...


*


Dylan se mordit les lèvres. Elle se sentit misérable. Elle s’en voulut de sa bêtise. Bon sang, quelle imbécile !! Non, mais quelle imbécile !! J’aimerais me foutre des coups de pied au cul !!! pensa-t-elle.

Elle tenta de s’excuser - Pardon... Je suis stupide... J’ai parlé trop vite...

- Ça n’a pas d’importance. Tu ne pouvais pas savoir... D’ailleurs, ce genre de maladresse ne me fait plus de peine. Je suis une grande fille. Surtout que, demain, je vais  avoir... 18 ans !!!

- 18 ans !!! Mais c’est magnifique !! s’exclama Dylan. Mais elle ne put s’empêcher de penser : 18 ans !! Elle n’a que 18 ans !! Bon sang !! Même si elle est majeure, il y a quand même une sacrée différence d’âge entre elle et moi !!!

Mais ignorant les scrupules de Dylan, Natalia poursuivit : - Tout le monde me dit que c’est comme... franchir un cap. Le cap de Bonne Espérance !!! Je ne sais pas... Je verrai bien. En tout cas, je vais être majeure. Je ne serai plus sous la tutelle de qui que ce soit. Je vais décider toute seule de mes choix.

- Oui. Mais quand on ne dépend que de soi, on est seul responsable que ses réussites et de ses échecs.

- Pour moi, ça ne va pas faire une grande différence. Je suis responsable de moi depuis mes quatorze ans. Mais maintenant, je suis libre d’aller où je veux. Je n’ai plus de comptes à rendre à personne...

- Bienvenue au club des adultes !!! répondit Dylan en riant. Que vas-tu faire pour célébrer tes 18 ans ??

- Je vais rentrer chez moi et fêter ça avec les personnes avec lesquelles je partage mon appartement. Plus deux ou trois amis de l’Université. Ils sont comme ma famille, tu sais...

- Je comprends...

- Dylan ?...

- Oui ???

- Ça me ferait plaisir que tu viennes...

- C’est vrai ??? Ça te ferait plaisir ??

- Oui. Vraiment.

- Mais... Je vais être un vrai boulet... Je ne parle pas le russe. Je vais rester toute seule dans mon coin à boire vodka sur vodka et à dévorer les zakouskis. Ou bien tu vas devoir jouer les traductrices pendant toute la soirée. Je vais tout gâcher...

- Mais non. Pas du tout... Bien au contraire... D’abord, mes amis parlent tous l’anglais. Plus ou moins bien. Mais ils se débrouillent assez pour que tu ne te sentes pas isolée... Ensuite, ils seront ravis de rencontrer une Américaine. Une New-Yorkaise. En fait c’est toi qui sera la reine de la soirée... Pas moi. Allez, viens. Ça me ferait vraiment plaisir. S’il te plaît, Dylan...


*


Natalia la regardait de ses grands yeux bleus implorants. Dylan se sentit fondre. Comment lui résister ?? Et pourtant, elle le devait. Elle le devait absolument. Elle a 18 ans. Presque 18 ans... Rien que 18 ans... Secoue-toi bon sang !!! Tu as presque deux fois son âge !!! Mais, elle finit par rendre les armes.

- Très bien, Natalia. D’accord. Je viendrai. Mais à une condition...

- Laquelle ?

- Nous allons faire les magasins du Goum pour acheter de quoi faire la fête. Comme les Russes et comme... les Américains !!! Et... tu me laisses payer...

- Pas question !!!

- Alors je ne viens pas ! Je te rappelle que tu es à mon service. Et que tu es encore mineure jusqu’à demain ! Alors, tu dois m’obéir !!! Ne te fie pas à ma bonne humeur. Ce n’est qu’une façade. Quand je le veux, je peux être un vrai tyran. Vachard et mal embouché !!!

Natalia se mit à rire - Tout ça ???  Et bien !!! Quel programme !!! D’accord. Je te laisse me couvrir de cadeaux !! Après tout, il y a plus désagréable comme dictature. Nous, les Russes, nous en savons quelque chose !!!

- Et, il ne faut pas exagérer non plus !!! Te couvrir de cadeaux !!! Comme tu y vas !!! Un peu !! Un peu seulement !!

- Même rien qu’un peu, c’est déjà énorme...

- Très bien. Alors allons-y tout de suite !! Je meurs d’envie de faire les boutiques !!

- Le Goum n’ouvre qu’à dix heures. Et il n’est que huit heures et demi. Je t’offre le petit déjeuner. Des spécialités russes. Ou tout ce que tu voudras... D’accord ?

Tout ce que tu voudras ??? Mon Dieu, ne me tente pas pensa Dylan mais elle se contenta de répondre - D’accord ! Où m’emmènes-tu ?

- Chez Pir-OGI sur Nikolskaïa oulitsa. C’est un café rempli de journaux et de livres... Je suis certaine que tu vas adorer. C’est à deux pas d’ici. Près de la Loubianka. On peut emprunter la Place de la Révolution et le passage Tretiakow pour y aller... C’est un petit détour, mais ça te permettra de faire des photos...

- Un café rempli de journaux et de livres ??? En russe ??? Euh... tu crois vraiment ???

- Les Russes adorent les livres... Ils nous permettent de nous évader.

- Je te rappelle que je ne lis pas le russe...

- C’est vrai !! Mais, je crois qu’ils ont des livres pour enfants... Avec seulement des illustrations... Et puis, tu n’es pas obligée de lire !!! La nourriture est délicieuse et l’ambiance, très... moscovite...

- Ok !!! Va pour Pir-OGI !! Et puis tu pourras toujours me faire la lecture !!

- Bien sûr !!! Je peux même beurrer tes tartines, si tu veux !! Allons-y !!

Le plus naturellement du monde, Natalia glissa son bras sous celui de Dylan.

Son corps svelte et souple effleura le sien.

Dylan ne put s’empêcher de frémir à ce contact.


*


Le petit déjeuner chez Pir-OGI fut un moment charmant.

Non seulement les pâtisseries russes étaient délicieuses mais la compagnie de Natalia était si agréable que Dylan regrettait de moins en moins d’avoir accepté ce job pour photographe débutant.

Natalia n’était pas qu’un joli corps et une tête bien faite. C’était aussi une tête bien pleine. Dylan comprit que la jeune Russe avait mis un point d’honneur à se cultiver car elle comptait ses atouts physiques pour secondaires.

Il est vrai que dans ce café investi par la jeunesse moscovite, les jolies slaves comme Natalia étaient nombreuses. Elles y avaient rencontré plusieurs de ses camarades d’Université qui étaient comme des soeurs jumelles. Grandes, minces, blondes.

Curieusement, c’était elle, Dylan, qui avait suscité l’intérêt quand Natalia l’avait présentée comme une célèbre photographe américaine de passage à Moscou.

Dylan n’avait que mollement démenti car il était si doux de voir ces lueurs de curiosité dans les yeux de ces jeunes beautés !!

Elle avait l’impression d’être une abeille au milieu d’un jardin de fleurs. Comme elle aurait aimé se poser çà et là pour butiner !!!

Elle éprouvait une sorte d’ivresse... Mais elle se reprit vite Du calme, ma vieille. Du calme. Ce ne sont que des gamines... Et toi, tu as 33 ans... Alors, cesse de rêver... D’ailleurs, tu as de la concurrence... pensa Dylan en voyant Natalia embrasser de jeunes hommes à la barbe naissante.


*


Quand enfin elles s’étaient retrouvées seules à une table, Dylan n’avait pas pu s’empêcher de poser la question - Tu connais beaucoup de monde ici Natalia ?

- Oui. Ce sont des copains de fac. Pir-OGI est un peu notre refuge. Nous nous retrouvons ici après les cours. Parce que c’est un peu difficile chez nous.

- Pourquoi difficile ?

- Nous habitons tous dans des appartements collectifs que nous partageons avec d’autres personnes. Ainsi chez moi, il y en a trois autres. Un couple. Lui travaille dans le Métro et sa femme est institutrice. Et la troisième personne est une couturière en retraite. C’est impossible de faire la fête quand tes voisins dans la chambre d’à côté veulent dormir parce qu’ils se lèvent à cinq heures du matin...

- Je comprends... Ça ne doit pas être facile à vivre...

- Je ne me plains pas. Mes colocataires m’ont aidée quand mes parents sont morts... Sans eux, je ne sais pas ce que je serais devenue... Et puis, nous partageons certaines dépenses...

- De quoi vis-tu ? Ton boulot de guide ne doit pas suffire...

- Les deux pièces dans l’appartement sont à moi... C’est un héritage de mes parents... Avec un peu d’argent... J’ai une bourse pour mes études. Mon job est un complément...

- Ce n’est pas la fortune !!

- Ce n’est pas la misère non plus.

Natalia baissa le ton pour poursuivre forçant Dylan à se pencher vers elle.

- Crois-moi la vraie misère en Russie, ça existe... Tu dois sûrement connaître Anna Politkovskaïa ?? Avant d’être assassinée, elle avait écrit de nombreux reportages sur la Russie. Je sais que ses livres ont été édités en Occident... Tu les as lus ???

- Oui. Je les ai lus... C’était un écrivain remarquable et une journaliste courageuse. Et puis, elle était née à New York...

- Alors, tu sais de quoi je parle en parlant de misère. J’ai beaucoup de chance, finalement...

Natalia s’interrompit pour boire son café-crème. Quand elle leva la tête, sa lèvre supérieure était surmontée d’une fine moustache blanche.

Dylan était à la torture. Bon sang !! J’ai envie de lécher cette moustache !!! Pitié !!! Il faut que ça s’arrête !!! Vivement que cette semaine finisse et que je retourne chez moi... Loin de Moscou et de ses tentations !!!

Mais elle sourit à sa jeune compagne - Tu as de la crème sur la lèvre !!! Bien. C’est parti !!! Tu veux prendre autre chose ?? Un autre café-crème ?? Une pâtisserie ??

- Non merci. J’ai fini. Et il est dix heures... On peut y aller si tu veux...

- D’accord. Allons-y. Allons faire les boutiques...


*


Le Goum venait à peine d’ouvrir et pourtant la foule des moscovites et des touristes s’y pressait déjà.

Idéalement placé sur la Place Rouge, l’ancien Magasin Universel d’État est un superbe passage couvert haut de trois étages. Deux kilomètres et demi de galeries, reliées entre elles par des ponts en fer forgé, accueillent plus de deux-cents boutiques.

Au rez-de-chaussée, on trouve les restaurants, avec leurs terrasses qui donnent sur la Place Rouge, et les marques de luxe les plus prestigieuses.

Le Goum ressemble à une magnifique ruche  de marbre et de stuc dédiée à la société de consommation, le tout baignant dans une lumière tombée de hautes verrières.

En entrant, Dylan ne se sentit pas dépaysée. C’était exactement la même ambiance que dans les Grands Magasins de Paris, Londres ou New York. Il y avait la même fièvre acheteuse chez les clients, les mêmes yeux fascinés par les objets proposés à leur convoitise...

Elle ne put s’empêcher de sourire en s’adressant à son jeune guide - Lénine doit se retourner dans son Mausolée. Avoir ce temple dédié au capitalisme face à son tombeau !!! Lui le père de la Révolution bolchévique !!!

Natalia lui répondit sur le même ton - C’est vrai que face au Goum, il fait un peu tâche. Même s’il est là depuis sa mort en 1924. Alors, il y a une douzaine d’années, les autorités avaient envisagé de retirer le mausolée et d’enterrer le cadavre embaumé de Lénine. Mais ils y ont renoncé !!!

- Pourquoi ?

- Parce que la visite du Mausolée attire énormément de touristes étrangers et... rapporte beaucoup de... roubles.

- Lénine et le Goum, même combat !!! répondit Dylan en riant. Dans quelle boutique veux-tu aller ???

- J’aimerais les faire toutes. Comme une promenade... Faire des essayages ici ou là... Ça t’ennuie ?

- Mais non voyons. C’est ton anniversaire. Alors, on va faire ce que tu voudras... Si on commençait par celle-ci ??? Hermès... Pas mal pour un début non ??


*


Amusée, Dylan suivait son guide de boutique en boutique.

Natalia était comme une enfant dans un magasin de jouets. Caressant les étoffes, essayant les vêtements, les montres, se faisant présenter les sacs confectionnés dans les plus beaux cuirs.

Son amusement se mêlait à une certaine tristesse. Natalia ne pouvait qu’admirer ces objets qu’elle ne posséderait jamais.

Quant à elle, elle était plutôt du genre fauché... Alors, le cadeau qu’elle pourrait lui faire serait forcément un peu modeste.


*


Elles étaient entrées dans une boutique italienne spécialisée dans les cachemires les plus fins.

Natalia avait disparu dans une cabine d’essayage.

Dylan trompait son attente en regardant autour d’elle.

Son attention fut attirée par une jeune femme brune qui se regardait dans une glace afin de voir l’effet produit par la redingote qu’elle venait de revêtir.

Elle était grande, mince et sportive.

De longs cheveux ondulés tombaient sur ses épaules.

Son visage, à la fois énergique et doux, avait des traits fins et purs. Ses yeux étaient d’un bleu limpide.

Dylan ne put s’empêcher de murmurer entre ses dents Dieu... qu’elle est belle...

Elle avait complètement oublié Natalia et ses dix-sept ans car la femme qui était devant elle surpassait la jeune Russe en tout.

Elle avait la beauté parfaite. Elle ondulait avec élégance dans le fin manteau de cachemire.

Soudain, leurs regards se croisèrent, Dylan se sentit stupide. Elle ébaucha un sourire timide quand les magnifiques yeux bleus la scrutèrent de la tête aux pieds.

Elle eut honte de son apparence. Elle se serait fichue des claques. Bon sang !! Moi et ma manie de toujours me trimballer en jean usé et en baskets éculés !!

Il lui sembla qu’un sourire moqueur se dessinait sur les lèvres de la belle inconnue.

Lentement, elle retira la redingote et la reposa sur son cintre. Elle s’apprêtait à quitter la boutique.

Dylan eut envie de s’approcher d’elle. Une irrésistible envie. Car une telle femme ne se rencontre qu’une fois.

Elle savait qu’elle ne devait pas laisser s’évanouir une telle apparition sans tenter ne serait-ce qu’un minuscule geste pour la retenir.

Elle s’apprêtait à le faire quand Natalia sortit de la cabine d’essayage en riant - Dylan regarde !! J’adore ce pull !!! Il est superbe n’est-ce pas ??

Dylan se tourna vers elle et répondit par automatisme car son esprit était ailleurs - Oui, il est très beau... et il te va à ravir... Je te l’offre si tu veux...

- C’est vrai ? Ô merci Dylan !! Merci !!!

- Je t’en prie. Je suis tellement contente de te faire plaisir...

- Je vais le retirer... Attends encore un peu. Je n’en ai que pour deux minutes.

- Prends ton temps... Je ne suis pas pressée...

Pendant que Natalia s’engouffrait de nouveau dans la cabine, Dylan se retourna de nouveau vers la belle inconnue. Mais trop tard...

Car il ne lui avait suffit que de ces quelques secondes pour disparaître.


*


Dylan se jeta hors du magasin. Il fallait qu’elle la retrouve !!

Elle fouilla les galeries, les ponts des yeux. Mais, elle ne vit pas l’inconnue au milieu de ces gens qui se promenaient. Et elle se sentit seule. Perdue au milieu de cette foule nonchalante.

Elle entra dans les deux boutiques qui entouraient le magasin de cachemires italiens.

Les vendeuses regardèrent avec étonnement cette jeune femme habillée d’un jean usé pour qui la mode ne semblait pas être une préoccupation vitale.

Dylan passait d’une pièce à l’autre sans se soucier des vêtements qui l’entouraient. Incapable de comprendre un seul mot de russe, elle répondait d’un petit sourire triste aux questions qu’on lui posait.

Finalement, elle sortit des boutiques.

Il fallait qu’elle se rende à la raison. La magnifique inconnue avait disparu aussi vite qu’elle était apparue. Comme un rêve qui s’évanouit au réveil.

D’ailleurs, peut-être n’était-elle qu’un songe après tout ? Une pareille beauté pouvait-elle être de ce monde ??

Jamais elle n’avait rencontré de femme aussi belle... Et pourtant, elle avait rencontré des mannequins, des actrices qu’elle avait photographiées pour des revues de mode ou de cinéma...

Mais il y avait chez l’inconnue un feu, une sensualité qui l’avaient fascinée. Dans ses yeux une intelligence et un humour qui l’avaient séduite. Mais aussi une douceur qui l’avait chavirée.


*


Dylan revint doucement vers la boutique de cachemires.

Elle fit semblant de rien. Elle mentit - Je suis allée prendre une photo ou deux pendant que tu te changeais...

Natalia l’attendait impatiemment et... légèrement inquiète, sous le regard soupçonneux des vendeuses.

Elle ne comprenait pas que Dylan ait fui au moment de payer son cadeau. Ou, plutôt, elle comprenait trop bien. Elle avait eu une seconde de panique en voyant le prix inscrit sur l’étiquette du pull. Si doux, si beau et... si coûteux.

Mais Dylan lui sourit. - Ça y est ? Tu as fait ton choix ? Très joli !! dit-elle en sortant sa carte de crédit. Elle signa le ticket de caisse sans s’étonner du prix. En fait, elle ne le voyait même pas.

- Merci Dylan... Mais tu n’aurais pas dû... C’est tellement cher...

- Aucune importance... Ça me fait plaisir de te faire plaisir... Et puis mon employeur a été très généreux... Il m’a donné une belle enveloppe pour mon séjour d’une semaine à Moscou... Rien que pour mes frais... Je n’en ai jamais eu autant... Même quand je partais des mois entiers en Asie ou au Moyen-Orient... Que veux-tu faire à présent ?? Encore des boutiques de vêtements ??

- Non. Tu m’as gâtée au-delà du raisonnable. Mais on pourrait aller acheter de quoi préparer des zakouskis pour demain ??

- Excellente idée !! Et quelques bouteilles de Champagne !!

- Du Champagne ?? Du Champagne de France ?

- Mais oui... Je n’en connais pas d’autre...

- On en fabrique. Ici. En Russie... Enfin, un vin pétillant que l’on appelle champanskoe... Mais du vrai Champagne, ce serait merveilleux... Je vois d’ici la tête de mes amis. Je les vois déboucher les bouteilles en riant à l’avance !!!

- Alors c’est d’accord !!!

- On pourrait aussi acheter du caviar !!! Un ou deux kilos !!!

- Un ou deux kilos de caviar ???  Tu... tu es sûre ?? déglutit péniblement Dylan.

- Du Caviar rouge !! Du keta !! Ce sont des oeufs de saumon !!! On en trouve au kilo dans toutes les épiceries de Russie répondit Natalia en riant.

Dylan se mit à rire à son tour. Mais le coeur n’y était pas vraiment


*


Elle avait beau faire des efforts, elle n’arrivait pas à donner le change et, au bout de quelques minutes, Natalia se tourna vers elle - Tu as l’air de t’ennuyer... Tu veux que nous fassions autre chose ?? Tu es fatiguée peut-être ?? Tu veux retourner à ton hôtel ??

- Non. Ne t’inquiète pas... Tout va très bien...

- Je vois bien que non. Depuis tout à l’heure... Depuis que nous avons quitté cette boutique de cachemires. Tu... regrettes ?... Pour le pull ?...

- Tu es folle ??!! Bien sûr que non !!!

- Alors qu’est-ce que tu as ??

- Rien...

- Non ce n’est pas rien. Il y a eu quelque chose... J’en suis certaine... Quand tu m’as laissée pendant quelques minutes... Tu as eu un problème ? On t’a insultée ? Certains Russes n’aiment pas trop les étrangers. Les Américains en particulier. Pour eux, la Guerre Froide n’est pas terminée !!!

- Non. Ça n’a rien à voir...

Natalia triomphait - Donc j’avais raison !!! Il t’est bien arrivé quelque chose !!!

- Oui j’avoue tout !! Il m’est bien arrivé quelque chose !! Bravo. Tu es aussi efficace que le KGB !!

- Pour un Russe, ce n’est pas vraiment un compliment...

- Excuse-moi Natalia... Je ne voulais pas te vexer...

- Aucune importance... Tu ne veux pas me dire ce qui t’est arrivé ?? Comme à une... amie ??

- Si bien sûr... Il m’est arrivé... une rencontre... Là dans la boutique de cachemires italiens... Pas une rencontre banale. Non. LA RENCONTRE. Celle qu’on ne fait qu’une fois dans sa vie...

- Dans la boutique ??

- Oui... Il y avait une... personne qui essayait une redingote. Et, cette... personne était... magnifique. Un rêve éveillé. Je crois que j’en suis tombée amoureuse dans la seconde. J’ai voulu m’approcher... pour lui parler... mais, tu es sortie de la cabine d’essayage avec ton pull sur le dos. Et le temps d’échanger trois phrases avec toi... il n’y avait plus personne... Ni dans la boutique. Ni à l’extérieur...

- Mais... Dylan... Il n’y avait pas d’homme dans la boutique...

- Ce n’était pas un homme...


*


Natalia resta silencieuse quelques secondes.. puis elle murmura - Une femme ?...

- Oui. La plus belle des femmes...

- Une femme... Tu... Tu es lesbienne ???

- Du plus loin qu’il m’en souvienne... oui... Ça te choque ??

- Non. Absolument pas. Mais, ici, en Russie, il vaut mieux ne pas le crier sur les toits. C’était considéré comme un crime jusqu’en 1993 et comme une maladie mentale jusqu’en 1999.

- Tu m’as l’air bien au courant des lois anti-gays, dis-moi, pour une adolescente de dix-sept ans !!!

- Dix-huit ans demain !!! Et puis, j’ai des amis gays. Alors... ça aide...

- Oui... Ça aide... reconnut Dylan.

Natalia entendit la tristesse dans sa voix. Elle prit son bras, provoquant le sourire de Dylan. - Attention, les passants vont croire des choses...

- Mais non, Babouchka. Ils vont croire que je suis ta petite-fille !!! Que vas-tu faire ?? Comment vas-tu la retrouver ?...

- Je n’ai aucun moyen de la retrouver. C’est une inconnue, tout juste aperçue dans une ville immense où je ne connais personne. Personne...

- Si je pouvais t’aider...

- C’est gentil... Mais, tu ne peux rien faire... Sauf m’aider à l’oublier en me faisant visiter Moscou et en m’invitant à ton anniversaire...

- C’était déjà prévu...

- Alors, reprenons notre programme... et oublions tout ça... On a encore des tas de choses à acheter... À boire et à manger...

- Très bien. Allons chez Elyseevskii... On y trouve de tout...

Les deux femmes s’éloignèrent du Goum en direction de l’avenue Tverskaïa.

Sans voir que, tapie contre le mur de briques rouges du Musée national d’Histoire, une ombre échangeait quelques mots au téléphone avec un interlocuteur mystérieux. - Ça y est, Monsieur... C'est fait... J’ai eu un contact... Avec Dimitrios... Je n’ai plus qu’à suivre sa piste...

- Très bien Rachel... Parfait... Attendez le dernier moment... Pour tomber le masque...


*


Natalia et Dylan entrèrent chez Elyseevskii, vaste bâtiment carré construit à la fin du 19ème siècle par le marchand Elyseev qui lui donna son nom et dont le gigantesque portrait encadré surveille des comptoirs regorgeant des victuailles les plus diverses.

L’épicerie fine propose les produits russes et étrangers les plus délicieux, les plus raffinés et aussi les plus chers dans un décor extravagant, mélange de colonnes et de stucs peints, sous le ciel d’un plafond qui domine le magasin d’une hauteur de plus de huit mètres.

Les deux femmes avaient saisi un panier qu’elles remplissaient en riant. Puis elles s’étaient approchées du comptoir réservé aux caviars.

Son appareil photo à la main, Dylan s’était écartée pendant que Natalia attendait, dans la file, son tour d’être servie.

La profusion de marchandises colorées était un parfait sujet pour les pages gastronomiques du guide. Les couleurs vives des fruits et des légumes se mélangeaient au rose tendre des saumons, au gris des caviars.

Elle prenait cliché sur cliché. Elle n’était pas la seule. De nombreux touristes faisaient comme elle, fascinés par la décoration baroque et Art Nouveau du gigantesque magasin.

Dylan s’était approchée de hautes étagères sur lesquelles des centaines de bouteilles de vodka étaient alignées. Certaines avaient une forme de poupées russes, les célèbres matriochka, d’autres arboraient le portrait du dernier tsar, Nicolas, ou celui de Lénine.

Soudain, Dylan resta figée.

A quelques mètres d’elle, l’inconnue était là.


*


Par réflexe, comme elle l’aurait fait au Yémen ou en Syrie, Dylan se dissimula derrière un comptoir. De là, elle pouvait l’admirer sans être vue.

L’inconnue avait pris une bouteille de vodka russe dont elle lisait l’étiquette.

Elle lit le russe pensa Dylan. Elle doit être russe. Sans doute de Moscou. Une telle élégance, un tel raffinement... Elle ne peut être que de Moscou... Pourtant, elle est si différente de toutes les moscovites que j’ai croisées jusqu’à présent. Avec ses longs cheveux bruns, elle paraît si peu slave...

L’inconnue reposa la bouteille et reprit son chemin à travers le magasin.

Je ne dois pas la perdre une seconde fois paniqua Dylan. Mais je ne peux pas l’aborder comme ça. Je ne suis pas dans une boîte... Elle n’est pas de ces femmes qu’on drague... Elle va encore me regarder avec ironie et je vais de nouveau me sentir ridicule. Ou alors elle va m’envoyer sur les roses... Et tout sera fichu... Que faire ?? Et puis, il y a Natalia...

Sans perdre l’inconnue des yeux, Dylan se rapprocha de la jeune guide. - Natalia !

- Oui ?...

- Elle est là !

- Elle est là ? Qui est là ?

- Mon inconnue...

- Ton inconnue ?? C’est vrai ?? Où est-elle ??

- Là-bas, près de la pâtisserie. La femme brune aux longs cheveux, avec le manteau au col relevé. Tu la vois ???




- Oui, je crois... Celle avec une chapka en astrakan ???

- Oui. Exactement...

- Elle est superbe... Je comprends mieux ta réaction tout à l’heure... Que vas-tu faire ???

- Je ne sais pas...

- Comment ça ? Tu ne sais pas ??? Le hasard la place deux fois sur ton chemin en moins d’une heure, et toi, tu ne sais pas ?? Mais enfin... Va vers elle ! Parle-lui !! Ne laisse pas passer ta chance !!!

- Natalia enfin !!! Tu me vois l’aborder comme ça et lui dire «bonjour, vous êtes la femme de ma vie.» Ce sont peut-être des choses que l’on fait à dix-sept ans, mais pas à mon âge !!

- J’aurai dix-huit ans demain !!! Ah la la, j’ai bien raison de t’appeler babouchka. Tu es une vraie grand-mère !!! Qu’est-ce que tu risques ?? Au pire, elle te rit au nez... Mais au moins tu auras tenté ta chance...

- Non... c’est inutile... Regarde-là... Une telle femme ne peut pas être... comme moi... Je vais vers un échec annoncé... J’en suis certaine... Et puis, je ne parle pas un seul mot de russe. À part da et niet... Avec ça... Viens, laissons tomber...

- Qu’est-ce que tu sais de ses goûts tant que tu n’as rien tenté ??? Et il y a un langage qui n’a pas besoin de mots... Moi, je refuse de laisser tomber... Je n’ai pas envie que tu broies du noir pendant mon anniversaire... Et puisque tu n’as pas le courage de lui parler, moi j’y vais...

Dylan poussa un cri - Natalia !! Non !! puis se reprenant - Que vas-tu lui dire ?...

- Je vais lui dire que j’ai une amie qui se meurt d’amour pour elle et qui est une vraie trouillarde !!!

- Tu... tu plaisantes !!! Tu ne vas pas lui dire ça !!! s’écria Dylan, totalement horrifiée.

- Mais oui, je plaisante !!! Je ne sais pas ce que je vais lui dire... Je vais improviser... Attends-moi ici... J’y vais...

- Natalia !! Non !! Attends !!...

Dylan tenta de la retenir, mais c’était trop tard. La jeune Russe l'avait déjà abandonnée pour rejoindre la belle inconnue.


*


Dylan se mordit les lèvres quand elle vit Natalia lui adresser la parole sans éprouver le moindre trac.

L’inconnue parut surprise mais les deux femmes échangèrent quelques mots. Puis l’inconnue se mit à rire, imitée par Natalia.

Elles étaient lancées dans une conversation à la fois joyeuse et animée.

Soudain, Natalia fit un geste de la main vers Dylan. Le regard de l’inconnue suivit ce geste et un sourire imperceptible se dessina sur ses lèvres.

Dylan était à la torture Bon sang !! Qu’est-ce qu’elle peut bien lui dire ???  Ça y est !! Elles viennent vers moi !!! Comment Natalia a-t-elle fait pour la convaincre ? Pourvu qu’elle ne lui ait rien dit !!!! Je vais passer pour la dernière des imbéciles qui n’est même pas capable de draguer elle-même !! Qui envoie une gamine de dix-sept ans pour le faire à sa place !!!

Mais la rusée Natalia avait deviné les craintes de son amie car dès qu’elle l’eut rejointe, elle s’écria - Je me suis trompée Dylan !! Je ne suis vraiment pas physionomiste. Madame n’est pas une des danseuses étoile du Bolchoï. C’est une touriste comme toi !! Et tu ne le croiras pas mais vous êtes américaines toutes les deux !!! Et toutes les deux de New York !! Le monde est vraiment petit !! Pour me faire pardonner mon erreur, je l’ai invitée à mon anniversaire. Et... elle a accepté. C’est sympa, non ???

Dans le secret de son coeur, Dylan bénissait la jeune fille, si pleine de ressources. Elle parvint à articuler - Oui. C’est très sympa en effet...

Mais l’inconnue l’interrompit - C’est vous qui êtes adorables de m’inviter... Jamais je n’aurais osé espérer une invitation à une fête russe alors que je ne suis à Moscou que pour quelques jours et que je n’y connais personne...

- C’est tout à fait normal de combler votre solitude. C’est ça l’hospitalité  russe !!! Alors, faisons les présentations. Je m’appelle Natalia Dimitrievna Sokolova. Et voici mon amie Dylan Hederson. Mais appelez-nous Natalia et Dylan...

- Enchantée. Natalia et... Dylan. Et bien moi, je m’appelle Peabody. Rachel Peabody... Mais, appelez-moi Rachel...

- Parfait. Et bien, maintenant que les présentations sont faites, je vous laisse. Il faut que je retourne faire la queue au rayon des caviars !!

Natalia s’éclipsa, les laissant seules.

Rachel la regardait s’éloigner. Puis elle coula un regard amusé en direction de Dylan - Vous avez là une délicieuse  amie. Délicieuse et ravissante... Je vous envie...

Dylan rougit sous l’allusion. Elle répondit sèchement - Ce n’est pas ce que vous croyez !! Natalia est mon guide. Elle me fait découvrir Moscou. Un point c’est tout !! Et puis, pour moi, elle n'est encore qu'une enfant.

- Ne vous fâchez pas !! J’ai compris... Et puis, je suis comme vous... Je préfère qu’elles aient quelques années de plus... Mais venez... Dylan. Aidons Natalia à finir ses emplettes...


*


Dylan s’en voulut de son mouvement d’humeur.

Elle était avec la femme qu’elle rêvait de conquérir. Une femme qui venait de lui faire, simplement, l’aveu de ses préférence sexuelles. Je préfère qu’elles aient quelques années de plus... avait murmuré Rachel avec un regard complice.

Et voilà qu’elle était aussi aimable qu’un oursin !! Tu me fais une fameuse séductrice pensa Dylan. Un vrai bouquet d’orties !!

Alors elle tenta d’effacer cette première impression désastreuse. Elle bredouilla - Je m’excuse. J’ai été un peu brusque. Mais je ne voulais pas que vous pensiez que Natalia et moi... Je ne suis pas comme ça...

Rachel sourit franchement, découvrant de superbes dents blanches. Elle semblait beaucoup s’amuser. Elle répondit - Et... comment êtes-vous Dylan ?

- Je ne profite jamais de l’inexpérience d’une gamine... De sa pauvreté ou de sa détresse...

- Natalia ? Inexpérimentée ? Je la trouve très futée au contraire. Quel âge aura-t-elle demain ??

- 18 ans...

- 18 ans ?? C’est le bel âge... Ça me laisse rêveuse... Mais alors, demain elle ne sera plus une petite fille. Demain, ce sera une femme. Libre de ses choix. Libre de ses amours...

- Je n’ai aucune intention de profiter de cette liberté toute neuve... Et puis, elle ne sera pas si libre. Elle sera toujours une jeune Russe pauvre et orpheline. Qui fait des petits boulots pour s’en sortir. Elle a droit à tout mon respect pour ça. Mon respect et mon affection...

- Je vous comprends. C’est à moi de m’excuser... Pour mes allusions si peu subtiles... Je voulais être spirituelle et j’ai simplement été grossière. Oublions tout ça, voulez-vous ?... Je ne voudrais pas que vous vous mépreniez sur moi... Je ne suis pas comme ça.

Dylan répondit en reprenant les propos qu’elle lui avait tenus quelques minutes plus tôt - Et... comment êtes-vous Rachel ?

- Je suis comme vous... Elle se tut quelques secondes pour que Dylan comprenne parfaitement le sens de ses propos.

Puis elle reprit - Je ne profite jamais de l’inexpérience d’une gamine... et je ne suis pas aussi teigne que j’en ai l’air !!! 

- Quand je vous vois, je ne pense vraiment pas à une teigne !!! répondit Dylan en riant.

- Vraiment ?? Et à quoi pensez-vous ???

- Je ne crois pas que ce soit le lieu pour le dire...

- Vous avez raison... Gardons ce sujet de conversation pour un moment plus... propice... D’ailleurs, Natacha nous fait signe. Je crois qu’elle a besoin de nous...

- Natacha ???

- C’est le diminutif de Natalia... Vous ne le saviez pas ???

- Non... Je ne parle pas le russe. Mais vous, vous le parlez couramment ??

- Oui. Enfin... je me débrouille plutôt bien...

- Vous le parlez plutôt bien... Et pourtant vous ne connaissez personne à Moscou... C’est curieux non ?...

- Pourquoi curieux ?

- Généralement quand on parle bien une langue, on visite le pays. On rencontre ses habitants... Et vous, non...

- C’est une enquête de Police, inspecteur Dylan ?

- Non. Ça m’étonne. C’est tout... Je sais bien que moi, si je parlais couramment le russe, je serais toujours fourrée à Moscou...

- Aux côtés de la ravissante Natalia, je présume ???

- Je vous ai déjà dit qu’il n’y avait rien entre elle et moi... Vous ne me croyez pas ??..

- Pourquoi devrais-je vous croire ??? Qui a commencé à douter de l’autre ??... Qui s’amuse à jouer les espions sortis d’un roman de John Le Carré ?? C’est parce que vous êtes en Russie que vous jouez les «espionnes venues du froid» ??

- Je ne joue pas les espionnes !! Je suis étonnée, c’est tout... C’est de la déformation professionnelle. Je suis photographe pour des agences de presse, alors évidemment...

- Très impressionnant... Et vous photographiez quoi chez Elyseevskii ? Les pyramides de fruits exotiques ?

Dylan répondit avec un peu de gêne - En ce moment, je travaille pour un éditeur new yorkais. Je prends des photos pour un guide de voyage...

- Je vois... C’est moins dangereux que de photographier les Printemps arabes...

Vexée, Dylan se récria - J’ai déjà pris beaucoup de risques dans mon métier, vous savez. J’ai failli perdre la vie. À plusieurs reprises...

- Pardon... Excusez-moi... Je ne voulais pas être méprisante... Mais vous m’avez excédée avec votre méfiance...

Dylan se sentit honteuse. De nouveau. Décidément, cette femme avait le don de l’attirer et de l’horripiler !!! Mais elle s’excusa. À nouveau. - Non. Vous n’y êtes pour rien... C’est moi qui suis stupide... Je comprends votre réaction...

Rachel se mit à rire - Nous nous connaissons depuis dix minutes à peine et nous passons déjà le plus clair de notre temps à nous quereller et à nous excuser !!! Ça promet !!! Venez Dylan. Rejoignons Natacha. Je veux dire... Natalia. Natalia Dimitrievna Sokolova. Comme elle le dit si joliment. Avec ce délicieux accent russe...


*


Elles avaient terminé leurs emplettes chez Elyseevskii.

Les bras chargés de victuailles et de bouteilles, elles avaient hélé un taxi pour qu'il les conduise au domicile de Natalia. Ils roulaient sur Bolchoï Kharitonievskii avenue.

Dylan était admirative - Quel quartier ravissant ! Et cette demeure charmante avec ses façades ocres et ses toits à losanges !! Qu’est-ce que c’est ??

- C’est l’un des seize Palais des Princes Ioussoupov. La plus grande fortune de Russie avant la Révolution. Ils étaient plus riches que le Tsar lui-même répondit Natalia. Mais là où je vis, c’est un peu moins charmant... Nous y serons bientôt. C’est la prochaine rue...

Le taxi s’arrêta devant un immeuble de cinq étages à la façade blanche percée de hautes fenêtres. Des mascarons séparaient le premier et le deuxième étages. Des portraits en relief de Lénine, Staline et Karl Marx. Plus les incontournables faucille et marteau croisés l’une sur l’autre...

- Et bien... murmura Rachel. Au moins nous ne pouvons pas nier que nous sommes en Russie !!! Vous ne prenez pas une photo... Dylan ?? Voici un parfait vestige de l’ère communiste... De quoi impressionner les futurs lecteurs de votre guide...

- Je constate que vous êtes toujours aussi moqueuse... Rachel. Mais je suis assez grande pour choisir mes sujets moi-même...

- Quel hasard amusant... Moi aussi, je suis assez grande pour choisir mes sujets moi-même... Ou plutôt, je devrais dire mes... sujettes... rétorqua Rachel en enveloppant Dylan d’un regard qui fit frémir la jeune femme.

Elle ne savait pas quoi répondre. D’ailleurs que pouvait-elle répondre ? Sinon qu’elle aurait adoré jouer à «maîtresse et servante» avec elle ?

Mais Dylan préféra ne rien dire de ses fantasmes. Elle se contenta d’un petit sourire, et une caisse de Champagne dans les bras, elle suivit Natalia qui avait déjà ouvert la porte de l’immeuble.

Elles entrèrent dans un grand hall. Sur un mur une rangée de boîtes à lettres. Sur le côté, un ascenseur aux belles portes en bois.

Mais Natalia l’ignora pour se diriger vers le large escalier. - Venez... J’habite au cinquième. Juste sous le toit...

- On ne prend pas l’ascenseur ? questionna Rachel d’une petite voix plaintive.

- Non. À moins que vous ne préfériez fêter mon anniversaire coincées entre deux étages. Personne n’a osé le prendre depuis la Perestroïka. Il est à l’image de la Russie. Beau, vaste, ancien et... complètement déglingué...


*


En montant les cinq étages, elles avaient croisé plusieurs habitants de l’immeuble qui tous les avaient accueillies avec un grand sourire et un joyeux «dobrii den«, bonjour en russe.

Au quatrième étage, Rachel avait fait une petite halte de quelques secondes à peine. Mais suffisante pour s’attirer les moqueries de Dylan - Déjà fatiguée ? Vous ne tenez pas la distance...

- Grimper des escaliers avec les bras chargés de nourriture n’est pas mon sport favori... Mais soyez certaine que je suis plus endurante sur d’autres terrains...

- Vraiment ?? Et lesquels ??

Rachel répondit en riant - Je ne vais certainement pas vous parler de mes exploits sportifs devant une mineure...

- Elle aura 18 ans demain...

- Alors, disons que c’est vous qui êtes «trop jeune» pour les entendre...

Dylan osa les épaules - Cessez de vous vanter. Ce n’est pas ceux qui en parlent le plus...

- ... qui en font le moins conclut Rachel en pouffant. Allez. Avancez. Natalia nous attend.


*


En entrant dans l’appartement collectif, elles furent accueillies par une odeur de soupe au chou.

Natalia se mit à rougir. - Je suis désolée de vous accueillir chez moi avec des odeurs de cuisine...

- Ne t’excuse pas voyons !! Ça sent délicieusement bon la rassura Dylan. Qu’est-ce que c’est ?

- Je parie que c’est du Bortsch intervint Rachel. Une soupe à la betterave. Je sais qu’on y met également du chou, de la viande et des pommes de terre. Et un tas d’autres ingrédients. C’est un plat très nourrissant...

- Exactement confirma Natalia. Tatiana, l’un des trois autres occupants de l’appartement, est la reine du bortsch !!! Elle doit se trouver dans la cuisine que nous partageons. On va y déposer nos provisions. Après on ira chez moi...


*


Les deux pièces réservées à Natalia étaient contiguës. On pouvait passer de l’une à l’autre au moyen d’une grande porte à deux battants.

Elles étaient hautes de plafond, éclairées par de grandes fenêtres qui donnaient sur un jardin public agrémenté d’un petit lac rond en son milieu.

La première pièce, avec son lit plaqué au mur, servait de chambre. La seconde, avec son canapé et ses fauteuils, de salon.

Les murs des deux pièces étaient couverts de rayonnages remplis de livres. Dans un angle du salon, un piano droit attendait qu’on effleure ses touches.

- Voici mon domaine !!! s’écria Natalia avec fierté. Ici, c’est chez moi !!!

- J’adore cet endroit répondit Dylan. C’est très chaleureux. J’aime cette profusion de livres...

- C’étaient ceux de mes parents...

- Tu as toujours vécu ici ?

- Oui toujours. Depuis ma naissance. Autrefois, cet immeuble était réservé à de hauts fonctionnaires de l’administration soviétique.

- D’où les sculptures sur la façade...

- Exactement... Mais après l’effondrement de l’Union Soviétique en 1991, ils n’étaient plus trop en odeur de sainteté, si je puis dire... Et surtout, l’État  n’avait plus d’argent. Alors, ces appartements ont été vendus en copropriété. Ce salon était aussi la chambre de mes parents. Ils dormaient dans ce canapé convertible... Moi, j’avais ma propre chambre. Je partage la cuisine et la salle de bains avec les autres occupants...

- Pratique !!

- Je m’entends très bien avec eux. Ils sont comme ma famille.

Rachel ne disait pas un mot. Elle avançait dans les pièces à la suite des deux amies.

Elle lisait les titres sur le dos des livres. Elle en prit un - Boulgakov. Le Maître et Marguerite.  Excellent choix ! Pouchkine, Tolstoï. Tchekhov, Gogol, Dostoïevski, Gorki, Pasternak, Soljenitsyne. Dis-moi, mais c’est une vraie librairie russe !!!

- Mes parents étaient des amoureux fous de notre pays. De ses écrivains. De ses musiciens...

- Ils avaient bien raison... Tu sais jouer du piano ? interrogea Rachel.

- Non... Je ne suis même pas capable de déchiffrer une partition. C’est le piano de ma mère.

- Elle aimait les compositeurs russes, à ce que je vois. Quatre pièces pour piano de Rachmaninov... Et français. Les Gymnopédies de Satie... murmura Rachel en feuilletant les partitions posées sur l’instrument.

- Ma mère était une excellente pianiste. Si elle l’avait voulu, je suis certaine qu’elle aurait pu être une grande concertiste... Mais elle s’est contentée de donner des leçons de piano à des élèves plus ou moins doués...

- Mais pas à toi... intervint Dylan.

- Non pas à moi. Moi, j’avais trop de complexes vis à vis d’elle. Et elle n’a pas insisté...

- C’est dommage...

- Je sais... J’ai été complètement idiote. Maintenant, je le regrette... D’autant que... je crois que je lui ai fait de la peine en refusant d’apprendre...


*


Un silence tomba.

Rachel et Dylan ne savaient plus quoi dire alors qu’elles voyaient de la tristesse dans les yeux de leur jeune amie.

Dylan en voulait un peu à Rachel d’avoir mis la conversation sur ce maudit piano. Mais c’était stupide. Comment aurait-elle pu savoir que c’était un sujet à ne pas aborder avec la jeune fille ?

Une sonnette stridente les arracha à leur mélancolie.

Natalia leur fit un grand sourire. Elle avait déjà tout oublié - Ce sont des amis de la fac. Ils viennent m’aider à préparer mon repas d’anniversaire... La cuisine russe est assez compliquée et plutôt longue à préparer...

- On peut te donner un coup de main si tu veux... proposa Dylan...

- Si vous voulez. Je vais leur ouvrir.

Rachel en profita pour s’approcher de Dylan. - Je crois que nous devrions laisser Natalia seule avec ses amis. Elle doit en avoir assez de voir nos têtes. Et, ils doivent avoir 10.000 choses à se dire...

- Vous avez raison. Laissons la jeunesse avec la jeunesse.

- Je ne l’aurais pas dit comme ça... Je ne me sens pas particulièrement vieille...

- Tout est relatif... Pour Natalia, je suis presque une grand-mère... D’ailleurs, elle m’appelle Babouchka !!!

- Ah oui !!! Quand même !!! Et pourquoi vous appelle-t-elle comme ça ??

Dylan pensa à la conversation qu’elle avait eue avec la jeune fille chez Elyseevskii. Elle ne pouvait pas lui dire que c’était sa peur de contacter la «belle inconnue» qui lui avait valu ce surnom peu flatteur... Alors, elle tenta de s’en sortir avec une pirouette. - Je ne sais pas... Elle manifeste son désir d’avoir une famille peut-être...

- Oui peut-être répondit Rachel avec une moue dubitative... Alors, vous êtes d’accord pour qu’on les laisse tranquilles ??

- Oui. D’accord. Je vais lui dire que je suis un peu fatiguée et que je veux retourner à mon hôtel...

- Parfaite comme excuse... Bien trouvée !! C’est exactement ce que dirait une... grand-mère.

Excédée, Dylan leva les yeux aux ciel. Bon sang, elle en avait du chemin à faire avant de séduire cette femme !! Pour y arriver, il lui faudrait d’abord triompher de son ironie 


*


Elles marchaient sur l’avenue Bolchoï Kharitonievskii, en direction du centre de Moscou. Vers le Kremlin.

Il n’y avait pas un seul taxi en vue.

Dylan grommela - C’est là que je me rends compte que nous ne sommes plus à New York. Pas un seul taxi à l’horizon !!!

- Cessez de râler !! Vous allez bien trouver une station de Métro sur votre chemin. C’est le plus beau du monde... Il a été construit à l’époque soviétique. Ce n’est que stuc et marbre, sculptures en bronze, portraits de Lénine, bas-reliefs représentant des ouvriers heureux... Vous allez adorer... Parfait pour un photographe. D’ailleurs, votre guide doit absolument lui consacrer un chapitre.

- Trouver une station de métro ? La belle affaire !!! Je ne parle pas le russe et je ne lis par le cyrillique !!! Je suis incapable d'y trouver mon chemin. Je vais me perdre...

- Bon... Je vais vous aider. Où voulez-vous aller ??

- Sans Natalia, je ne peux aller nulle part. Alors, je vais retourner à mon hôtel...

- Très bien. Où êtes-vous descendue ??

- À l’hôtel Ukraina...

- À l’Ukraina ??? C’est vrai ?? Quel hasard amusant !! C’est là aussi que je suis descendue...

- Vraiment ?

- Mais oui. J’avais très envie de vivre quelques jours dans un gratte-ciel stalinien... Il n’y en a que sept à Moscou. Alors, j’ai choisi cet hôtel. Tout comme vous, je présume...

Dylan n’en croyait pas ses oreilles. Elles étaient dans le même hôtel !! Elle tenta de dissimuler son trouble et répondit. - Je n’ai rien choisi. C’est mon éditeur qui a choisi pour moi...

- Et bien, il a eu la main heureuse... Je le félicite...

Dylan ne put réprimer un petit sourire en pensant Moi aussi, je le félicite. S’il était là, je lui sauterais au cou !!! 

Rachel poursuivit. - Décidément, ce voyage est plein de surprises !!! Plus agréables les unes que les autres... D’ailleurs, regardez !!! Un taxi !!! Et libre !!!


*


Le taxi contourna la Place Rouge et le Kremlin pour rejoindre Novy Arbat qu’il suivit jusqu’à la Moskova.

Pendant tout le trajet, les deux femmes restèrent silencieuses.

Dylan supportait difficilement ce silence qui était comme un rideau de fer entre elle et Rachel. Pour se donner une contenance, elle regardait, par la fenêtre de la portière, les quartiers traversés par le taxi.

A aucun moment, elle ne tourna la tête vers Rachel dont elle feignait d’ignorer la présence.

Si elle s’était tournée vers elle, elle n’aurait pas manqué de remarquer le petit sourire ironique qui flottait sur les lèvres de la jeune femme.


*


Le taxi traversa le pont qui enjambait le fleuve et vint stationner devant le bâtiment énorme de l’hôtel Ukraina, haut de trente-quatre étages.

Dylan tendit un billet au chauffeur pour payer la course dont le montant s’affichait sur le compteur. Elle sortit du véhicule sans même attendre qu’il lui rende la monnaie.

Elle s’engouffra dans l’hôtel et se dirigea vers les ascenseurs. Elle n’avait plus qu’une idée en tête : fuir cette femme qui lui plaisait trop. Mais qui était aussi une énigme qui la mettait mal à l’aise.

Elle sentit qu’une main se posait sur son bras. Le poids en était si léger qu’elle ne songea pas à se débattre. Enfin, elle tourna la tête vers Rachel.

- Qu’est-ce qui vous prend Dylan ? Dans le taxi vous étiez déjà mutique... Et maintenant on dirait que vous voulez battre le record du monde de la muflerie !! Vous partez sans même me dire au revoir...

- Ça n’a rien à voir avec vous. Je veux rejoindre ma chambre au plus vite.

- Pourquoi ? Vous avez peur que l’hôtel l’ait louée à un autre touriste ??? Il y a plus de cinq cents chambres dans cet hôtel... Alors ne vous inquiétez pas trop...

- Je suis fatiguée. J’ai besoin d’un peu de repos, C’est tout...

- Un peu de repos ??? Vous pouviez vous moquer de moi dans l’escalier de Natalia tout à l’heure... Il n’est pas 14 heures et vous avez déjà besoin de faire la sieste !! Bravo !! Ça vous arrivait aussi de piquer un petit somme quand vous étiez en reportage au Moyen-orient ???

Dylan soupira, excédée - Vous pouvez penser ce que vous voulez de moi...

Rachel répondit, d’une voix douce - Mais, Dylan, je ne pense que du bien de vous...

Butée, Dylan fit celle qui n’avait rien entendu. Elle répéta - J’ai besoin de me reposer.

- Vous reposer... ou... me fuir ?...

Dylan joua les étonnées, mais elle se savait percée à jour. - Vous fuir ??? Je ne comprends pas...

- Moi, je crois que vous me comprenez très bien Dylan...

- Non. Je ne vous comprends pas. Je n’ai jamais été très forte pour les devinettes...


*


Amusée par les dénégations de Dylan, Rachel pensa qu’il était inutile de la faire souffrir plus longtemps. Elle prit un air désinvolte et regarda autour d’elle.

Elles étaient au beau milieu du hall d’accueil de l’hôtel, entourées de colonnes de marbre blanc. Sous un haut plafond recouvert d’une fresque représentant le temps des moissons. Avec ses paysannes souriantes, ses enfants rieurs, ses ouvriers musclés et ses énormes gerbes de blé. Drôle d’endroit pour une dispute pensa-t-elle...

- Allons, cessons de nous quereller Dylan. Faisons la paix. Voulez-vous ?? Écoutez... Acheter des tonnes de nourriture pour l’anniversaire de Natalia m’a donné faim. Alors, je vous invite à déjeuner. Dès que vous vous serez reposée. Naturellement. Retrouvons-nous dans une heure, au Lobby Bar... Vous voulez bien ?..

Dylan s’adoucit - D’accord... Avec plaisir... Dans une heure... Et même plus tôt...

Rachel se mit à rire. - Et même plus tôt ?... Si je ne savais pas que je vous irrite profondément, je pourrais prendre ça pour de l’impatience...

- Non... Vous ne m’irritez pas... Mais c’est vrai que je me pose quelques questions...

- Vraiment ?? Alors, je vous promets d’y répondre... Du moins à celles qui ne seront pas trop indiscrètes... De quelle cuisine avez-vous envie Dylan ?? Italienne avec vue sur Moscou ? Ou iranienne avec vue sur... les convives de la table d’à côté ?

- Italienne.

- Très bien. Alors je vais aller à la réception retenir une table au Bono. Je vous laisse, Dylan. Au fait... ma chambre est au vingtième-deuxième étage... La 2212...

- Je suis au vingtième... La 2069...

- Quel joli numéro !.. Si prometteur... À tout à l’heure.

Dylan la regarda s’éloigner... Avec son manteau et sa chapka, elle semblait sortie d’un roman de Tolstoï ou de Dostoïevski. Elle n’était pas blonde, mais elle avait ce charme envoûtant des héroïnes russes.


*


Dylan regrettait d’avoir prétendu être fatiguée. Quel mensonge stupide !! Uniquement motivé par le désir de mettre de la distance entre elles. Résultat : non seulement elle avait accepté une invitation à déjeuner mais elle attendait avec impatience d’y être !!!

Elle avait mis cette petite heure à profit. Elle avait pris une douche et s’était remaquillée. Elle avait aussi changé de vêtements pour tenter d’être aussi élégante que possible.

Il ne lui restait plus qu’un quart d’heure à tuer avant de rejoindre Rachel au Lobby bar. Elle ne voulait pas arriver trop en avance... Elle aurait vraiment eu l’air d’être en manque !!!

Elle s’assit à la table et alluma son MacBookAir. Elle ouvrit sa boîte à lettres électronique et prit connaissance de ses mails. Ils étaient nombreux. Alors, elle fit un tri entre l’immédiat et l’urgent. Le travail et le plaisir.

Le patron de l’agence de presse lui demandait si tout allait bien et lui souhaitait un bon séjour à Moscou. Machinalement, elle répondit oui et merci. Naturellement.

Elle avisa un mail expédié par son vieil ami Ted, journaliste au New York Times. Il la traitait de lâcheuse et se rappelait à son bon souvenir. Elle répondit tout aussi machinalement. S’excusant platement de ne pas avoir donné de nouvelles depuis des semaines. Le travail, les déplacements... Il savait ce que c’était, lui, le journaliste d’investigation... toujours sur la piste du scoop exceptionnel !!

Elle signa son mail. Elle allait l’envoyer quand, se ravisant, elle ajouta un post-scriptum. Mon vieux Ted, essaie de m’obtenir tous les renseignements que tu pourras trouver sur une jeune new yorkaise de 30 ans à peu près. Rachel Peabody. Très belle. Brune. Yeux bleus. Parlant couramment le russe. Je te revaudrai ça... Merci...


*


Dylan attendait depuis quelques minutes assise dans un fauteuil du Lobby bar.  Elle avait déjà repoussé les assauts d’un garçon qui voulait prendre une commande.

Malgré ses efforts pour prendre son temps, elle constatait que Rachel l’avait battue. La jeune femme soignait tout particulièrement ses retards.

Quatre hommes d’affaires, en costume gris et cravate, étaient assis près d’elle. 

Ils étaient lancés dans une conversation en russe à laquelle elle ne comprenait rien.

Mais leur fébrilité et leurs yeux brillants disaient tout du sujet de leur entretien. Il s’agissait d’argent. De beaucoup d’argent. Des millions de roubles ou de dollars comme il s’en échangeait tant à Moscou et en Russie.

Soudain, ils cessèrent de parler et, d’un même mouvement, tournèrent la tête dans la même direction.

Dylan les imita. Et elle sourit.

L’apparition, qui avait figé toute conversation sur leurs lèvres et provoqué leur admiration, était une femme. Une jeune femme éblouissante... Rachel.


*


Elles s’étaient contentées de dévorer de multiples anti-pasti, arrosés d’un vin rouge.

Leur table était placée près d’une fenêtre. Au trentième étage de l’hôtel, elles dominaient Moscou.

Rachel s’amusait à jouer les guides. - L’Ukraina est un des sept buildings que Staline a fait bâtir. Certains l’ont été par les soldats allemands faits prisonniers pendant la «Grande guerre patriotique» comme les Russes appellent la Seconde Guerre Mondiale. Beaucoup sont morts pendant leur construction... Et pourtant, les moscovites donnent un petit nom tendre à ces bâtiments. Ils les appellent les Sept soeurs...

Dylan ne répondait pas. Alors Rachel s’étonna : - Je vous ennuie avec mes histoires sur l’architecture stalinienne ?

- Pas du tout !! Au contraire. Je suis admirative... Savoir tout ça alors que vous vivez à New York...

- N’importe qui peut le lire dans un bon... guide.

- Identifier un bortch après avoir senti une vague odeur de chou !!! Vous avouerez que ce n’est pas à la portée du premier touriste venu...

- Nous y voilà !!! Le temps des questions est arrivé !!

- Vous m’aviez promis d’y répondre. Au moins à celles qui ne seraient pas indiscrètes...

- Et je vais tenir ma promesse. Allez-y !! Je vous écoute... Posez vos questions, inspecteur Dylan...

- Où avez-vous appris le russe ?

- Avec mes parents...

- Ils sont russes ?

- Non. Américains. Nés à New-York. Tous les deux. Mais russophiles passionnés. Il faut dire qu’ils ont tous les deux des origines russes. Leurs grand-parents respectifs ont fui la Russie en 1917 au moment de la Révolution d’Octobre. Ils sont arrivés à New York dans les années 20, après un détour par Paris et Londres.

- Peabody, ce n’est pas très russe...

- Non, c’est vrai. Mon père a aussi des ancêtres anglais... Personne n’est parfait...

- Que font vos parents ?

- Ils enseignent à l’Université de Columbia. Mon père est économiste et ma mère sociologue...

- Et vous ??? Enseignante aussi je présume ? Comme papa et maman...

- Je note une pointe de sarcasme dans vos propos, inspecteur Dylan... Non. Pas du tout. J’ai créé une petite maison d’édition-librairie dans Greenwich Village. Spécialisée dans le roman policier et d’espionnage. Je l’ai appelée La Maison Russie. En hommage au roman de John Le Carré... Et en hommage à ma famille. J’édite des ouvrages plutôt confidentiels. J’écris également. Des romans policiers et d’espionnage lesbiens.

- Vous êtes sans doute venue à Moscou chercher l’inspiration ?...

Rachel répondit d’une voix suave - Et je l’ai trouvée... Mais pas uniquement. Je cherche des auteurs encore inconnus en occident pour les publier avant que les autres maisons d’édition ne les découvrent...

- Et la moisson a été bonne ??

- Excellente !!! Mais impubliable, hélas... Voilà !! Vous êtes satisfaite inspecteur Dylan ?? Mes réponses vous conviennent ??

- Je vais m’en contenter pour le moment...

- Parfait... Et, si nous finissions la bouteille de ce délicieux chianti ??? Au fait, vous savez qu’il y a une piscine de taille olympique sous l’hôtel ? 49 mètres de long !!! Rien que ça !!! Le gigantisme russe quoi !! Ce serait amusant de se jeter à l’eau en guise de goûter ???

- Je l’ignorais... Malheureusement, je n’ai pas de maillot de bains...

- S’il ne tenait qu’à moi, vous pourriez vous en passer... Mais je peux vous en prêter un. Nous devons faire sensiblement la même taille vous et moi. Alors, c’est d’accord ???

- C’est d’accord. Je n’avais pas envie de ressortir de toute façon...

- Vous êtes plutôt casanière pour un grand reporter... Vous avez l’air d’adorer vos pantoufles...

- Je n’en porte jamais... Mais c’est vrai que j’aime bien rester chez moi de temps en temps...

- Tout comme moi... Du moins quand quelqu’un d’agréable m’y retient...


*


Elles avaient pris l’ascenseur pour regagner leurs chambres. Un petit groupe de touristes chinois se tenait dans un coin et commentait bruyamment ses achats.

Ils descendirent au huitième étage. Les laissant seules.

Alors, doucement, Rachel s’approcha de Dylan.

Elle prit son visage entre ses mains. Et avant que la jeune femme put esquisser un seul geste, elle écrasa ses lèvres sous les siennes.


*


Dylan n’osait pas bouger. De peur de rompre la magie de cette bouche contre la sienne. Adossée contre la paroi de l’ascenseur, elle laissait Rachel prendre toutes les initiatives.

Enfin, elle posa ses mains dans le creux de ses reins. Elle répondit au baiser avec douceur tout d’abord, puis avec une fringale qu’elle ne pouvait plus maîtriser.

Soudain, l’ascenseur s’immobilisa au vingtième-deuxième étage et les portes s’ouvrirent.

Immédiatement, Rachel quitta la prison de ses bras et s’éloigna.

Dylan n’étreignait plus que le vide. Elle resta figée, le souvenir de ces lèvres chaudes sur les siennes, de ce corps contre le sien. Et cette séparation était, déjà, une souffrance...

Rachel sortit de l’ascenseur, laissant Dylan seule. Elle se tourna vers elle, un sourire aux lèvres - Dylan... Que diriez-vous de poursuivre notre conversation dans ma chambre ?.. J’aime tellement bavarder avec vous...

Domptant les palpitations de son coeur, affermissant sa voix pour lui donner le même ton railleur, elle répondit - Je dirais... Avec plaisir, Rachel...

- Alors, venez...


*


La porte de la chambre était tout juste close, que Dylan enlaça Rachel et plongea son visage dans son cou.

Elle respira son odeur. Un subtil mélange d’orange et de poivre. Ses lèvres exploraient son visage, butinaient ses joues et son cou. Elle se mit à picorer ses épaules et sa gorge.

Elle murmura - Enfin...

Rachel se mit à rire doucement et sa voix se mua en une musique légère et envoûtante - Enfin ? Tu n’as pas eu à attendre si longtemps... Quelques heures à peine...

- Ça peut être si long quelques heures quand on désire comme je te désire...

- Tu me désires ?... Ça tombe bien... Alors, cesse de parler... Agis...


*


Dylan écoutait la respiration légère et régulière de Rachel. Elle semblait dormir, blottie contre elle.

Elles avaient fait l’amour. Encore et encore. L’après-midi, et la nuit qui l’avait suivi, avaient passé comme une heure...

Du bout des doigts, elle effleura le corps offert à ses caresses. La rondeur des épaules, la courbe d’un sein.

Ses doigts suivirent le creux des reins, le galbe des hanches. Ils s’aventurèrent   jusqu’au bas du dos puis suivirent le sillon qui séparait les fesses où ils s’attardèrent.

Quittant les charmantes rondeurs, ils suivirent les muscles du ventre, fermes sous la peau douce, pour venir jouer avec le nombril. Puis ils glissèrent sur la les cuisses, frémissantes, et frôlèrent son sexe.

Son amante avait ouvert les yeux, ponctuant chaque effleurement d’un léger gémissement.

Quand Dylan cessa son exploration, Rachel soupira - Décidément, j’adore nos conversations...

- Moi aussi, je les adore... Pourtant, hier-matin, quand je t’ai vue pour la première fois, jamais je n’aurais pensé que quelques heures plus tard...

- Ça, c’est la magie de Moscou !!! Les Russes ont tellement envie de rattraper 70 ans de glaciation... Ils nous contaminent avec leur envie de vivre vite... De tout vivre... Tout et tout de suite...

- C’est curieux mais j’ai l’impression que tu vis exactement de la même façon à New York... Vite. Tout. Et tout de suite...

- Non. Tu te trompes complètement. Je ne vis pas comme ça. D’ailleurs, si ça avait été le cas, il y a belle lurette que nous nous serions rencontrées, toi et moi. Le New York lesbien est un si petit village... Et que je «t’aurais mise dans mon lit». Comme on dit dans les romans de gare... Non, Dylan. J’ai une petite vie très plan-plan. Perdue au milieu de mes bouquins... Tapotant sur mon clavier d’ordinateur. Publiant et vendant mes romans et ceux des autres... Je ne m’éclate pas en allant draguer en boîte. Mais en lisant Philipp Kerr. Ou Eric Ambler, le Maître indépassable.

- Tu ne sors jamais en boîte ?

- Bien sûr que si. Mais je ne peux pas m’empêcher de regarder le monde qui m’entoure avec l’oeil de l’écrivain. Les hommes, les femmes que je croise deviennent des personnages de roman. C’est pour ça que je ne pouvais pas devenir prof comme mes parents. Non seulement je n’aurais pas pu avoir d’histoires avec mes étudiantes, sauf à me faire virer de l’université, mais encore je n’aurais pas pu donner libre cours à mon imagination...

- Je vois... Tu imagines ta vie plutôt que de la vivre...

Rachel se mit à rire - Non. Je ne suis pas aussi étrangère à la vie que tu le dis !!! Tu n’es pas une image que je sache !! Ou alors tu es une image en relief...

Elle ponctua sa phrase en déposant un baiser sur les lèvres de Dylan. - Non. Décidément, tu n’as rien d’une image ou d’un songe...

- Je suis bien réelle... Et je crois te l’avoir prouvé...

- Ô oui... Et de la plus belle des façons...

- Je suis à ton entière disposition pour récidiver quand tu le voudras... Mais dis-moi, à part me séduire, qu’es-tu venue faire à Moscou ???

- Je te l’ai dit. Je suis venue ici pour  y dénicher des écrivains...

- Ce n’est pas la vraie raison. J’en suis certaine...

- Tu as raison... Ce n’est pas la vraie raison...

- Et quelle est la vraie raison ?...

- Je l’ignore moi-même. Peut-être te rencontrer... Tout simplement, te rencontrer...


*


Dylan comprit que Rachel n’en dirait pas plus. Elle voulait rester un personnage  énigmatique comme elle devait en inventer pour ses lecteurs. Elle était et resterait la voyageuse belle et secrète qu’elle avait rencontrée sur la Place Rouge à Moscou... Une sorte d’Anna Karénine mystérieuse que l’on croise et dont le souvenir ne vous quitte plus... 

Alors elle se mit à rire à son tour. - Me rencontrer ??? Bénis soient les auteurs de guides de voyages !!! Sans eux je ne serais jamais venue à Moscou !!!

- Oui, qu’ils soient bénis... Tout en répondant, Rachel jeta un oeil sur sa montre posée sur la table de chevet. Le temps a passé si vite en si charmante compagnie et en de si charmantes occupations... Natalia nous attend. Il faudrait peut-être penser à nous lever et à nous préparer... Que dirais-tu d’un bain... commun ?..

- Je dirais... que prendre un bain ensemble n’est pas la meilleure façon de gagner du temps, ni d’économiser l’eau... Mais c’est d’accord... Je vais faire couler un bain chaud... Je t’appelle dès que c’est prêt...


*


Dylan quitta le lit non sans avoir, au préalable déposé un baiser sur les deux fossettes qui ponctuent le bas du dos de son amante.

Elle entra dans la salle de bains et, tout d’abord, revêtit l’un des deux peignoirs accrochés derrière la porte.

Puis s’asseyant, sur le bord de la baignoire, elle ouvrit les robinets en grand. Un large filet d’eau chaude se mit à couler.

Elle regardait la baignoire se remplir rapidement. Elle avait plongé la main et ses doigts jouaient avec l’eau. Une vapeur chaude l’entourait. Elle se sentait si bien.

Soudain, elle chassa l’engourdissement qui la gagnait. Elle avait tellement envie que Rachel la rejoigne !!!

Elle ferma les robinets, se leva et gagna la porte de la salle de bains qui était restée légèrement entrouverte.

Mais elle s’était à peine approchée qu’elle resta figée. Elle entendit le son d’une voix.

Rachel s’était assise au bord du lit et lui tournait le dos. Elle était au téléphone et parlait ou plutôt chuchotait, de façon à ne pas être entendue.

Aiguillonnée par la jalousie autant que par la curiosité, Dylan tenta de capter le murmure de Rachel. - Oui Monsieur... Oui... Tout va bien avec Dimitrios... Oui... Je crois que j’ai réussi à gagner sa confiance... J’ai fait ce qu’il faut pour ça... Non, elle ne se doute de rien... Oui... je vous rappellerai dès que j’aurai du nouveau...  Attendez mon appel... Au revoir Monsieur.


*


Tout doucement, Dylan referma la porte de la salle de bains.

La jeune femme était glacée. Les mots qu’elle avait saisis étaient autant de flèches qui lui perçaient le coeur. Son esprit allait à une vitesse folle. Ainsi, leur rencontre ne devait rien au hasard !! Tout était prémédité !!! Rachel était venue en Russie pour elle !! Pour la rencontrer !!! Elle était à Moscou en opération commandée !! Pour cet homme qui était son chef et à qui elle rendait compte du succès de son entreprise. De l’avancée de son travail de séduction... Elle l’avait séduite sur ordre !!! Elle avait fait l’amour avec elle, pas par désir, mais parce qu’on lui en avait donné l’ordre !!!

Dylan, sonnée, vint s’asseoir sur le bord de la baignoire. Pourquoi moi ? Qu’est-ce qu’ils me veulent ? Et pourquoi ce nom ? Dimitrios ?? C’est le nom d’un personnage de roman. Le Masque de Dimitrios. C’est peut-être une allusion à la Turquie. À Istanbul où j’étais il y a encore quelques mois. J’ai dû prendre des photos qui les intéressent... C’est sûrement ça...

Elle sentit les larmes perler au bord de ses paupières. Elle avait envie de pleurer. Cette femme, qu’elle aimait, ne l’aimait pas.

Elle avait envie de lui crier son dégoût.

Mais les images de la nuit lui revinrent à l’esprit. Non. Ce n’est pas possible... Il y a des choses qu’on ne peut pas simuler... Quand elle gémissait de plaisir entre mes bras... Quand elle me... Cette nuit... elle m’aimait, j’en suis sûre... Cette nuit, Rachel ne faisait pas semblant...


*


Elle était partagée entre le désespoir et la colère. Mais un autre sentiment le disputait aux autres... La curiosité. Ce défaut que tout bon journaliste doit cultiver comme une plante rare.

Qui était Rachel ? Une simple romancière qui éditait ses oeuvres et celles des autres ? Ou une espionne ? Pourquoi l’avait-elle séduite ? Et pour qui ? Pour quel dessein obscur ??  Un complot ? Un attentat ? Elle devait le découvrir... Et qui sait ? Peut-être que ça fera un beau sujet de reportage... Rachel est si photogénique !!! Avec le Prix Pulitzer à la clef !!..

Peu à peu, cet objectif lui rendit sa force. Et sa détermination. Elle se leva et, essuyant du bout des doigts une larme qui avait coulé sur sa joue, elle se dirigea vers la porte de la salle de bains et l’ouvrit.


*


En parfaite comédienne elle lança à Rachel en riant - Le bain de Madame est avancé !!

Souriante, Rachel se tourna vers elle. Elle semblait si innocente et espiègle que, pendant une fraction de seconde, Dylan crut avoir rêvé la mystérieuse conversation téléphonique.

- NOTRE bain !! la reprit Rachel. Car j’espère bien que tu vas le partager avec moi...

- Non chérie... Ce ne serait pas raisonnable...

- Mais je n’ai pas envie d’être raisonnable... J’ai envie d’être totalement déraisonnable... Entre tes bras...

Rachel s’approcha doucement de Dylan et l’enlaça. Elle était nue. Totalement nue.

Le contact de son corps contre le sien fit frémir Dylan. Entre sa peau et celle de Rachel, il n’y avait que la fragile barrière du peignoir. 

Elle sentit qu’à nouveau elle perdait tout courage. Que sa détermination fondait peu à peu... Ô mon Dieu... pensa-t-elle, Comme je l’aime déjà !! Au point d’oublier sa duplicité et ses mensonges...

Devait-elle le lui dire ?? Lui balancer tout ce qu’elle avait entendu ? La cueillir par surprise ? Comme un boxeur frappant sèchement son adversaire d’un uppercut au menton ?? Mais elle préféra se taire... Et répondant au sourire, elle vint butiner un baiser sur ses lèvres.

- Chérie... ce n’est pas le moment d’être déraisonnables... Nous n’avons pas le temps... Nous ne devons pas faire attendre Natalia... Surtout aujourd’hui...

- Pas le temps ??... Mais si nous avons encore un peu de temps... Et puis... j’aime aussi quand ça va vite... Alors, viens...

Rachel tenta d’attirer Dylan vers le lit. Mais elle résista. - Chérie... pourquoi nous presser ??? Il y a moins de vingt quatre heures, nous ne savions rien l’une de l’autre... Tu ne savais rien de moi. Je ne savais même pas que tu existais... Que la magnifique Rachel Peabody existait...

- Et bien, maintenant tu le sais... Mais, il y a encore quelques petites choses que tu dois découvrir de moi...

Rachel resserra encore son étreinte. Ses seins s’écrasèrent contre la poitrine de Dylan.

Je ne vais pas pouvoir lui résister plus longtemps pensa la jeune femme. Mais je dois lui résister, je le DOIS. Alors elle répondit - J’en sais déjà beaucoup... il me semble...

- Beaucoup... mais pas tout...

- Chérie, je t’en prie... Ne me tente pas... Aujourd’hui c’est le jour de Natalia... Alors, je vais te laisser prendre ton bain toute seule... Je vais retourner dans ma chambre pour me préparer. On se retrouve dans le hall dans une heure... D’accord ??...

Elle ponctua sa phrase d’un baiser posé sur le bout du nez de Rachel.

Déçue, Rachel quitta les bras de Dylan et, boudeuse, se dirigea vers la salle de bains - Pffff... Très bien... Comme tu veux... Je n’insiste pas. Mais tu ne perds rien pour attendre...

- Je l’espère bien ma chérie... répondit Dylan en se rhabillant rapidement. Puis, tout en refermant la porte de la chambre sur elle, elle cria à la jeune femme qui s’était déjà plongée dans son bain - À tout à l’heure... Je t’attends... Que dis-je !! Je t’espère déjà...


*


Dylan n’avait mis que quelques minutes pour rejoindre sa chambre. Il est vrai que seuls deux étages la séparaient de celle de Rachel.

Mais ces quelques minutes avaient suffi pour que son coeur devienne plus lourd qu’une pierre.

Sitôt entrée dans sa chambre, elle avait arraché ses vêtements dans une sorte de rage et les avait jetés au sol.

Elle s’était précipitée sous la douche.

Elle avait besoin de se calmer. Elle avait besoin de retrouver ses esprits. De réfléchir... Mais elle sentait bien que des larmes se mêlaient à l’eau froide, presque glaciale, qui inondait son visage  et ruisselait sur son corps.

Mais, peu à peu, l’eau effaça la chaleur du corps de Rachel dont sa peau avait conservé le souvenir. Et quand, enfin, elle ferma les robinets, elle était redevenue parfaitement maîtresse d’elle-même.

Une photographe intelligente. Une professionnelle avertie. Prête à prendre tous les risques.


*


Elle s’enveloppa dans le peignoir mis à sa disposition par l’hôtel. Puis, après avoir ouvert le petit coffre-fort niché dans l’armoire de la chambre, elle en sortit son petit MacBook Air.

Elle vint s’assoir sur le lit. Elle ouvrit l’ordinateur, l’alluma et tapa son code secret.

Immédiatement, l’icône de la wi-fi s’inscrit sur la barre d’outils en haut de son écran.

Ouvrant un navigateur, elle tapa les mots «le masque de Dimitrios» dans le moteur de recherche.

Elle se souvint de la nuit blanche qu’elle avait passée à seize ans, quand elle avait dévoré ce roman d’espionnage, le premier du genre. Rachel en avait parlé. Et de son auteur, Eric Ambler, qu’elle avait qualifié de «maître indépassable».

Mais, si Dylan se souvenait du bonheur que lui avait procuré la lecture de ce roman, elle ne souvenait plus de l’intrigue. Si ce n’est qu’elle commençait à Istanbul.

Très rapidement, elle trouva ce qu’elle cherchait. Un résumé qu’elle lut à haute voix pour s’imprégner de chaque détail de l’histoire.

- 1939, Charles Latimer, universitaire anglais, devenu auteur de romans policiers, voyage en Turquie. À Istanbul, il rencontre le mystérieux colonel Haki qui, discutant des différences entre fiction et réalité, lui parle de Dimitrios Makropoulos, un Grec, dangereux criminel, qui a commis de multiples forfaits à travers l'Europe et dont le cadavre vient d'être retrouvé éventré dans le Bosphore. L'homme  semble avoir été trahi par un des siens. Tout ceci intrigue Latimer. Il s'embarque dans une étrange aventure : retracer les dix dernières années de la vie de Dimitrios pour son prochain roman. Très vite, d’Istanbul à Paris, en passant par Smyrne, Athènes, Sofia, Genève, Latimer, accompagné d'étranges alliés de fortune, remonte une piste sinueuse. Derrière le fantôme insaisissable de Dimitrios se devine peu à peu un arrière-monde féroce où les banques, les États et la mafia servent les mêmes intérêts et ne reculent devant rien...

Quittant la lecture du résumé, elle pensa Quel rapport avec moi ??? Je connais toutes les villes traversées par Latimer, notamment Paris, Istanbul et Athènes... Mais pourquoi moi ? Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je vu pour qu’on me surveille et m’espionne ? Pour que Rachel soit venue à Moscou pour moi ???

Rachel.

Elle en revenait toujours à elle. À Rachel... Qui était-elle ? Qui était Rachel ?


*


Elle se souvint qu’elle avait interrogé son vieux copain Ted, journaliste au New York Times, il y a quelques heures à peine. Peut-être avait-il déjà répondu ?

Elle ouvrit sa boîte aux lettres électronique. Yes !!!! Un mail de Ted l’attendait !!!

- Salut lâcheuse ! Je vois qu’on se souvient de son vieux copain quand on a besoin de lui !!! plaisantait Ted. Alors voici ce que j’ai trouvé sur ta jeune beauté : Rachel, Eva Peabody, née à Moscou le 28 juillet 1983, de nationalité américaine. Auteur de romans policiers lesbiens. Célibataire et lesbienne. Libraire et éditrice. Propriétaire d’une librairie, la Maison Russie, à New-York, dans Greenwich Village. Spécialisée dans le roman policier et d’espionnage. A fait des études de littérature à l’université de Columbia. A rédigé une thèse sur Dostoïewski. Bonne pianiste. Voyage beaucoup en Europe et en Russie. Parle couramment le français, l’allemand et le russe. Se débrouille plutôt bien en italien et espagnol.

Dylan quitta la lecture du mail quelques secondes comme foudroyée. Moscou !! Rachel est née à Moscou !! La ville où elle prétend ne connaître personne est aussi la ville où elle est née !!!


*


La rage au coeur, Dylan reprit la lecture du mail de Ted.

- Ta beauté est une tête bien pleine !!! Mais c’est avec ses parents que tu vas t’amuser. Ils enseignent tous les deux à l’Université de Columbia. Le père est économiste et la mère sociologue... Mais spécialistes de l’économie et de la sociologie de l’URSS. Ils ont été expédiés à Moscou en 1982, comme conseillers de l’Ambassade des États-Unis. Leur boulot : aider les services secrets américains à faire s’écrouler l’empire soviétique... Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils ont réussi au-delà des espérances... Ils ont vécu à Moscou jusqu’en 1991, année de l’effondrement de l’URSS. Ils sont rentrés à New York avec Rachel. Ils ont obtenu des postes de professeurs à l’Université de Columbia en récompense de leurs bons et loyaux services... Depuis, ils se sont contentés de vieillir, d’élever leur unique enfant et d’écrire une multitude de bouquins sur la Russie et l’URSS. Voilà !! concluait Ted, c’est tout ce que j’ai pu glaner en quelques heures... Mais je vais continuer à chercher. En tout cas, ta Rachel vit et respire pour et par la Russie... Alors, un conseil, dépêche-toi de relire Guerre et Paix !!! Le bouquin de Tolstoï ne fait que 800 pages (rires) Bonne chance !!! À bientôt, lâcheuse, donne-moi de tes nouvelles et dis-moi si ta Rachel valait le coup... Ton vieux pote Ted...


*


Dylan était sidérée.

Rachel, qui jouait les touristes, était née à Moscou. Elle y avait vécu les huit premières années de sa vie. Elle parlait couramment le russe. Sans doute l’avait-elle parlé avant même de parler l’anglais. Elle était allée à l’école à Moscou. Ses camarades de classe, ses premiers amis étaient russes. 

Ses parents avaient joué les espions pour le compte des États-Unis au moment de la Perestroïka et de la Glasnost. Au moment où Gorbatchev tentait de libéraliser le pays...

Mais alors pourquoi Rachel était-elle venue à Moscou pour la séduire, elle, une américaine ? Et pourquoi ce surnom Dimitrios ???

Soudain, en un éclair, Dylan comprit. Elle murmura doucement ces mots qui s’imprimaient dans son esprit comme une évidence - Dimitrios ! Dimitri !! Dimitrievna !!! Natalia Dimitrievna Sokolova, fille de Dimitri Sokolov. Bon sang !! Comment n’ai-je pas compris tout de suite... Natalia EST Dimitrios !!! Rachel n’est pas venue à Moscou pour moi... Elle y est venue pour elle... Pour Natalia !!!


*


Elle tournait et retournait cette hypothèse dans sa tête. Et plus elle y pensait, plus elle était certaine d’avoir touché juste... Natalia est la cible de Rachel. L’objectif à atteindre... Mais pourquoi ? En quoi une gamine de 17 ans, 18 ans aujourd’hui, peut-elle intéresser Rachel ?

Les pensées de Dylan allaient à une vitesse folle et les idées les plus noires s’entrechoquaient.

Dylan savait que Moscou, la Russie et les anciens pays de l’Europe de l’Est étaient parcourus par des rabatteurs qui promettaient à de jeunes beauté slaves et blondes une carrière de mannequin en Occident. Mais ce n’était qu’un piège et elles sombraient dans la prostitution...

La plupart d’entre elles étaient des étudiantes, des collégiennes, des adolescentes. Presque des enfants. On pouvait les soumettre plus facilement parce qu’elles ne connaissaient rien de la vie...

Et si Rachel utilisait sa beauté, son apparence si sympathique pour alimenter un réseau de prostitution ? Ça expliquerait ses multiples voyages en Russie et en Europe... Et cet homme à qui elle rendait des comptes au téléphone devait être le chef de ce réseau de prostitution, ou un de ses lieutenants...

Dylan tenta de repousser cette idée. Ce n’est pas possible !!! Pas une femme comme Rachel !! Qui parle six ou sept langues !! Dont les parents sont des universitaires !!! Qui écrit des romans !! Mais combien ça peut lui rapporter une littérature pareille ?? Aussi confidentielle ?? Sûrement pas de quoi rouler sur l’or !!! Et pourtant, elle semble très à l’aise financièrement !!! Alors que ses lecteurs doivent se compter sur les doigts d’une main !!!

Elle pensa aussi Pas une telle femme !! Si aimante. Si passionnée... Pas la femme que j’aime. Je sais bien que je ne pourrais pas aimer un monstre... Mais après tout, qu’est-ce que j’en sais ?? Qu’est-ce que sais d’elle ??... Sinon qu’elle me plaît et que je la désire ??

Elle revit la lumineuse Natalia. C’est la proie parfaite !! Orpheline... Plus aucune famille pour se soucier d’elle... Pauvre... si pauvre... Presque une enfant qui ne  connait rien du monde... Rêvant de l’Occident les yeux ouverts... Belle, blonde... Slave jusqu’au bout des ongles... Oui... C’est la proie idéale !!!

Tout à coup, une colère noire, irraisonnée, envahit le coeur de Dylan. Elle était furieuse. Contre elle-même qui était tombée amoureuse de cette femme. De cette... Elle n’osa pas prononcer le mot.

Et surtout furieuse contre Rachel. Elle ne la laisserait pas faire !!! Ô non !!! Je ne vais pas la laisser faire !!! Elle m’a prise pour une gourde !!! Elle m’a séduite pour mieux se rapprocher de Natalia !! Je n’ai pas marché, j’ai couru !! Bien joué !! C’était si facile !! Maintenant ça le sera beaucoup moins !! Je vais surveiller chacun de ses gestes. Chacune de ses paroles... Et je vais lui tomber dessus si jamais elle ose s’en prendre à Natalia !!! J’ai l’avantage !! Je sais tout et elle croit que je suis toujours aveuglée par l’amour et le désir que j’ai pour elle... Je ne vais pas la détromper... Pas tout de suite...

Elle éteignit son ordinateur d’un index rageur, le referma et le remit à l’abri dans le petit coffre.

Puis, elle se prépara en quelques minutes. Pour partir au combat. Pour protéger Natalia.

Contre Rachel


*


Dylan attendait dans le hall de l’Ukraina.

Rachel était en retard. Mais elle n’allait plus tarder.

Dylan n’avait plus que quelques secondes pour se préparer. Pour accrocher un sourire sur son visage. Il fallait qu’elle continue à jouer les imbéciles amoureuses !!...

Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent et Rachel apparut. Magnifique. Radieuse.

Et Dylan eut l’impression que son coeur se brisait comme du verre. Bon sang que ça fait mal !! D’être amoureuse d’un être détestable !!

Rachel s’approcha d’elle et déposa un baiser léger sur sa joue. Presque à la commissure de ses lèvres. - Tu es déjà là ?? Pardonne mon retard. Deux ou trois petites choses à faire avant de partir pour toute une journée de balade... Tu es superbe dans le style baroudeur !!

«Deux ou trois petites choses à faire ?» Sans doute as-tu pris tes ordres auprès de «Monsieur», ton interlocuteur mystère... pensa Dylan. Elle avait envie de lui dire qu’elle n’était plus sa dupe. Mais elle se retint.

Elle lui sourit et lui rendit son compliment - Merci... Tu n’es pas mal non plus !! Quelle élégance !!! Mais c’est vrai qu’un rien t’habille. Comme quelques gouttes de parfum...

- C’est charmant de t’en souvenir...

- Il y a des souvenirs qu’il est impossible d’oublier... Au fait, en parlant de quelqu’un qui ne se laisse pas oublier, je viens de recevoir un SMS de Natalia. Elle nous donne rendez-vous dans un musée. Sur... Baumanskaya Oulitsa... Au numéro 11.

- Dans un musée ?? Pour fêter son anniversaire ?? Quelle drôle d’idée !! Mais c’est vrai que les Russes sont terriblement attachés à l’histoire de leur pays...

- Sans doute... Tu connais bien la mentalité russe dis-moi...

- Non. Pas plus que ça...

«Pas plus que ça» Elle se fiche de moi !!! Déjà des mensonges ! Encore des mensonges ! Toujours des mensonges !! pensa Dylan. Mais elle se contenta de répondre en souriant - On y va ? On prend un taxi, ce sera plus facile...

- Plus facile ?? Comment ça plus facile ??? Mais où est passé le reporter intrépide ?? répondit Rachel en riant. Et puis Baumanskaya se trouve de l’autre côté de la ville. Il faut traverser tout Moscou. Avec les bouchons, en taxi, ça va prendre des heures !!! Non. Prenons le métro... Je vais te servir de guide. Comme ça tu oublieras Natalia !!! Viens...

Et, passant son bras sous celui de Dylan, elle l’entraîna vers la lourde porte de l’hôtel.


*


Elles marchèrent vers Kievskaya, l’une des deux stations de métro proches de l’Ukraina.

Rachel acheta un carnet de tickets. Elle n’eut aucun mal à se faire comprendre de la guichetière.

Et ces gestes simples, qui prouvaient à quel point Rachel était dans son élément naturel en Russie, étaient une torture pour Dylan.

Elles empruntèrent l’escalator vertigineux qui descendait dans les entrailles de la terre, à plus de cent mètres, pour rejoindre les quais en marbre de la station Kievskaya.

Elles suivirent un couloir qui leur permit de rejoindre la ligne 3. Rachel se dirigeait facilement. Comme si elle se trouvait à New York.

- Tu sais où tu vas ? lui demanda Dylan.

- Mais oui. Ne t’inquiète pas. La ligne 3 est directe pour rejoindre Baumanskaya Oulitsa...

- Tu connais le métro de Moscou comme le fond de ta poche...

- Disons que je connais bien le plan du métro et que j’ai une bonne mémoire.... Mais sors plutôt ton appareil photo. Il y a de quoi faire dans le métro de Moscou...

Dylan n’avait plus aucune envie de jouer les reporters. Mais il fallait qu’elle continue à donner le change. Alors, elle se mit à flasher les bas-reliefs, les médaillons et les sculptures en bronze qui les entouraient.

La rame arriva à quai.

Elles montèrent dans le compartiment et trouvèrent deux places côte à côte. Leur corps se touchaient. Mais Dylan tentait d’oublier ce que ce contact avait de troublant...

Elles ne pouvaient pas se parler sans hurler car le cliquetis de la rame couvrait le son d’une conversation. Alors, elles restèrent silencieuses, échangeant parfois un sourire. Mais les pensées de Dylan hurlaient dans sa tête...


*


Le numéro 11 sur Baumanskaya Oulitsa était bien un musée. Celui des Jeux d’Arcade soviétiques.

Dans un gigantesque hangar, une bande de copains collectionnaient des dizaines de vieux flippers, baby-foot, simulateurs de batailles navales, aériennes, de courses automobiles ou autres vénérables machines. Elles avaient été sauvées de la destruction et retrouvaient une seconde vie.

On pouvait jouer sur toutes les machines à condition d’y glisser de vieilles pièces de 15 kopeks qu’on pouvait se procurer à la caisse.

En entrant dans le musée, Dylan et Rachel avaient été accueillies par des éclats de rire. Natalia et trois de ses amis étaient lancés dans une partie de baby-foot endiablée pendant que quatre autres les encourageaient bruyamment. La parité était parfaite. Quatre garçons et quatre jeunes filles.

Quand elle vit Rachel et Dylan entrer dans le musée, Natalia interrompit la partie, non sans avoir marqué un dernier but.

Elle se précipita vers elles et se jeta dans leurs bras. - Merci... C’est chic d’être venues. Venez, je vais vous présenter mes amis. Nous sommes tous étudiants... Ils sont impatients de faire votre connaissance... Je leur ai tellement parlé de vous... 

Mais Rachel répondit en regardant les trois jeunes et ravissantes amies de Natalia - C’est nous qui sommes impatientes de faire leur connaissance...

En voyant le sourire carnassier de Rachel, Dylan fut prise de peur et de nausée.


*


Derrière la femme chaleureuse, la grande  soeur amicale, Dylan voyait la prédatrice qui appréciait en connaisseur les proies que Natalia lui offrait avec candeur.

Ses trois amies étaient comme les jumelles de Natalia. Grandes, minces, blondes aux yeux bleus. Les fossettes qui ponctuaient leurs joues, trahissaient leur extrême jeunesse.

Ils regardaient Dylan et Rachel avec curiosité.

Pour ces jeunes moscovites qui n’avaient jamais quitté leur pays et parfois pas même leur ville natale, les deux Américaines avaient l’attrait des femmes de l’Ouest. De cet Ouest riche et libre. Moderne et déluré... Exotique pour qui ne connaissait que les rives de la Moskova.

Ils regardaient Dylan et Rachel avec admiration. Surtout Rachel, il faut bien le dire...

Bien sûr, la photographe avait soigné sa mise, autant qu’elle le pouvait, glissant une veste matelassée sur un pantalon d’aviateur dont les multiples poches contenaient appareil photo, objectifs, carnet, stylo, carte de crédit, porte-monnaie,  smart-phone, passeport... Chez Dylan, le côté pratique l’emportait toujours sur l’élégance...

Mais Rachel, elle, était l’élégance personnifiée… Elle portait les vêtements avec lesquels elle avait subjugué Dylan, vingt-quatre heures auparavant. Un simple manteau de cachemire sur une jupe et des bottes hautes. Elle avait abandonné sa toque de fourrure, et ses cheveux tombaient librement sur ses épaules...

Elle était ravissante.

Elle le savait.

Dylan ne pouvait s’empêcher d’éprouver, tout à la fois, attirance et répulsion.

Elle voyait comment Rachel jouait de sa séduction comme d’un instrument de musique... Comment elle s’amusait de l’admiration qu’elle lisait dans les yeux des jeunes Russes.

Peu à peu, une colère sourde montait dans le coeur de Dylan. Mais, elle n’en laissa rien paraître... Pour empêcher Rachel de faire du mal, il fallait d’abord succomber à son charme.


*



Rachel enlaça la taille de Natalia en riant et l’embrassa sur la bouche, devant une Dylan sidérée. - Bon anniversaire Natachenka !! Très bel anniversaire !! Encore merci de nous permettre de fêter avec toi tes dix-huit printemps !!!

Natalia, que l’audace de Rachel ne semblait pas étonner, répondit au baiser. Puis sur le même ton - C’est moi qui vous remercie !! C’est fabuleux d’être avec tous mes amis aujourd’hui !!! Je vous les présente !!! Piotr, Boris, Youri, Vadim, Tania, Sofia et Maria...

- Quel endroit curieux pour un rendez-vous !!! Pourquoi ici ??

- Mes colocataires, Tatiana en tête, veulent finir de tout préparer. Ils m’ont mise à la porte. Je ne dois pas réapparaître avant midi. Alors, j’ai eu l’idée de nous retrouver ici !!! Vous jouez au baby-foot ??? Nous, nous adorons ces vieux jeux !!!

- Oui, je l’adore moi aussi. Et sans me vanter, je me débrouille plutôt bien. Mais, finissez d’abord votre partie et préparez-vous à prendre la raclée du siècle !!

Les jeunes gens reprirent leur partie et leurs fous rires.

Dylan s’approcha de Rachel. Elle l’apostropha sur un ton boudeur - Tu te montres très affectueuse avec cette gamine dis-moi... Je croyais pourtant que les enfants, ça n’était pas ton truc...

- Serais-tu jalouse par hasard ??? répondit Rachel en souriant. Tu as tort... Ce baiser sur la bouche ne veut rien dire. Ce n’était qu’un baiser à la Russe. Dans les très grandes occasions, les Russes, les hommes entre eux et les femmes entre elles, s’embrassent sur la bouche. C’est assez amusant quand on y pense. Dans un pays où l’homosexualité n’est pas très populaire... Il y a eu des baisers célèbres. Ceux que Brejnev faisait à tous les dirigeants des pays satellites... Célèbres et assez répugnants aussi, quand j’y pense... Beurk... Tu vois... Tu n’as pas de raison d’être jalouse...


*


Ils s’étaient amusés pendant une bonne heure sur cet antique jeu de baby-foot.

Et l’habileté de Rachel avait fait des prodiges.

Elle ne s’était pas vantée en affirmant qu’elle était une championne. C’était d’ailleurs assez amusant de voir cette femme élégamment vêtue pilonner les buts de ses adversaires et pousser un grand cri de joie quand sa balle percutait la cage adverse dans un bruit métallique...


*


Ils avaient repris le métro pour se rendre chez Natalia.

En attendant la rame et alors que Rachel discutait en russe avec les amis de Natalia, Dylan s’était rapprochée de cette dernière. - Moi aussi, je te souhaite un très bel anniversaire... Même si je ne t’embrasse pas comme Rachel l’a fait...

- C’est un baiser russe... Rien de très érotique malgré les apparences...

- Je sais... Dis-moi... Quel est le plus beau cadeau que tu aimerais recevoir ?...

- Le plus beau ? Que mes parents soient ici avec moi. Mais c’est impossible. Alors, je suis vraiment heureuse que mes amis, que toi et Rachel, vous soyez là auprès de moi... Sinon, je rêve d’aller en Amérique... Je rêve de découvrir New York... Je sais que j’aimerais y vivre. J’aime la Russie, mais les États Unis me fascinent... Voilà, tu sais tout...

- New York est fascinante... Mais un peu dangereuse aussi... On peut s’y perdre...

- Rachel et toi, vous pourriez me servir de guides... Chacun son tour !! Au fait, où en es-tu avec elle ? Qu’avez-vous fait hier après m’avoir quittée ?..

- Nous sommes rentrées à notre hôtel...

- Où est-elle descendue ??

- À l’Ukraina... Comme moi...

- Vous êtes descendues dans le même hôtel ??? Ça alors !!! Quel hasard miraculeux !!! J’espère que tu en as profité pour continuer tes «travaux d’approche»...

- Oui. Comme tu dis. Un hasard miraculeux... répondit Dylan dont le coeur se serra. Oui. Nous avons continué à... à sympathiser...

- À «sympathiser» ? s’esclaffa Natalia. Et vous avez «sympathisé» jusqu’où ??? Si ce n’est pas indiscret ??

- Et bien... Mais aussi loin que deux adultes consentantes peuvent aller...

- Je vois... J’ai compris... Félicitations. Finalement, ce n’était pas plus difficile que ça...

- Non. Ce n’était pas plus difficile que ça...

- Et... c’était comment ?...

- C’était... très bien... Vraiment très bien... Mais je ne t’en dirais pas plus. Tu es encore un peu jeune pour en entendre plus...

- Je ne suis pas aussi jeune que ça !!! De toute façon, je ne veux rien savoir de plus !!! Et puis je devine... Mais tu devrais être folle de joie et tu as l’air un peu triste... Je me trompe ??? C’est parce que vous allez bientôt vous séparer ???

- Nous allons bientôt nous séparer ??? Comment le sais-tu ?

- Rachel me l’a dit. Elle repart pour New York demain. Elle prend un avion en début d’après-midi... Tu l’ignorais ???

- Oui. Je l’ignorais... Elle ne m’a rien dit...

- Elle allait sûrement le faire... Ce n’est pas si grave... Vous habitez la même ville. Vous allez forcément vous revoir et continuer votre histoire...

- Oui. Tu as raison. Ce n’est pas si grave...

- Alors fais-moi un beau sourire !! Voilà !!! Comme ça !!! C’est mieux !! Tiens... voici la rame !!!


*


Il ne leur fallu qu’un quart d’heure pour parcourir en métro la distance qui les séparait de la station qui desservait le quartier où habitait Natalia.

Quand la rame s’immobilisa, la petite troupe sauta sur le quai.

Mais ils n’avaient fait que quelques pas quand Rachel fut bousculée par un individu qui la croisait. Il s’éclipsa rapidement et s’engouffra dans la rame.

Elle poussa un gémissement de douleur et se frotta l’épaule alors que ses jeunes compagnons invectivaient le butor en utilisant tous les noms d’oiseaux que la langue russe leur offrait

Dylan se tourna vers elle. - Ça va ?? Tu n’a rien ???

- Non. Non. Ça va. Rien de grave.

- Tu es sûre ? Tu as gémi...

- Plus par peur que parce que j’avais vraiment mal. Ne t’inquiète pas. Je vais survivre. Viens... Les «petits» nous attendent...


*


Le buffet était dévasté. Il n’avait pas pu résister aux assauts multiples des amis de Natalia.

Les zakouskis préparés la veille par Tatiana et Natalia avaient été dévorés jusqu’au dernier. Il ne restait plus un seul petit oeuf de saumon. Les multiples desserts avaient disparu. Les bouteilles de vodka et de Champagne étaient vides.

Les meubles du salon avaient été repoussés contre les murs. Natalia et ses amis avaient dansé.

Puis, saisis par cette tristesse russe, ils avaient chanté de vieux airs mélancoliques. Rachel les accompagnait au piano en déchiffrant les partitions d’Olga Sokolova, la mère de Natalia.

Malgré ses efforts, Dylan se sentait extérieure à cette fête. Spectatrice. Elle n’avait plus la jeunesse de Natalia et de ses amis.

Un mur invisible se dressait entre Rachel et elle.

Elle tentait de faire bon visage mais elle souffrait. Parce que Rachel était un monstre. Parce qu’elle était amoureuse de ce monstre... Et parce que ce monstre la quittait demain...

Elle s’en voulait d’éprouver des sentiments aussi contradictoires... Mais elle n’y pouvait rien...


*


Les heures avaient encore passé.

Les amis de Natalia avaient fini par partir. Tatiana et les deux autres colocataires étaient allés se coucher en promettant de faire la vaisselle le lendemain.

Le salon était vide.

Dylan et Rachel étaient seules avec leur guide. Natalia.

Au fond d’un placard, la jeune Russe avait découvert une bouteille où restait un petit fond de Cognac.

Rachel regardait le liquide ambré qui colorait les parois de son verre. Elle murmura - Chère Natachenka... Je n’ai pas encore eu le temps de t’offrir ton cadeau... Je crois que le moment est venu.

- Tu as un cadeau pour moi ???

- Bien sûr... Tiens. Le voici... dit-elle en lui tendant une enveloppe.

- Qu’est-ce que c’est ???

- Ouvre. Tu verras bien...

Natalia déchira l’enveloppe avec excitation. Elle poussa un cri de joie - Un billet d’avion pour New York !!!!

- Oui. Je repars demain. Si tu veux, et si tu as un passeport, je t’emmène...

- Oui, je m’en suis fait faire un pour ma majorité. Mais, et le visa pour les Etats Unis ???

- Ça ne devrait pas poser de problème. Je n’ai qu’un ou deux coups de fil à passer aux States. On te délivrera un visa à ton arrivée.

- C’est vrai ??? Comme c’est simple !!! Je ne sais pas quoi dire... Je suis tellement heureuse...

- Dis simplement oui...

Pleurant presque de joie, Natalia se tourna vers Dylan. - Tu te rends compte ?? C’est magnifique !! Mon rêve se réalise !!!

Dylan lui rendit un pauvre sourire.

Car elle savait que le rêve de Natalia n’était que la première étape vers le plus sombre des cauchemars. 


*


Natalia s’était jetée dans les bras de Rachel qui la serra contre elle. Elle balbutiait - Quelle chance de t’avoir rencontrée !! Quelle chance de vous avoir rencontrées toutes les deux !!! Et maintenant nous allons nous retrouver aux États Unis !! À New York !!! Où vous allez me servir de guides !!! Je n’arrive pas à le croire !!

Mais soudain, elle se calma. Et se tournant vers Dylan - Excuse-moi. Je suis toute à ma joie et je me rends compte que je te laisse tomber alors que tu as encore besoin de moi !!! Je peux te trouver un autre guide si tu veux...

- C’est inutile, Natalia... Continuer à visiter Moscou sans toi, ce ne serait plus pareil... Je vais rentrer en Amérique moi aussi. Je vais essayer de dégoter une place sur le même vol que vous...

Dylan tentait de cacher son amertume et sa trouille alors qu’un léger sourire planait sur les lèvres de Rachel.

Dylan bouillait intérieurement. Rachel a magnifiquement joué le coup. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle joue sa partie si vite.

Elle songea, avec un peu de panique, qu’il ne lui restait plus que quelques heures pour contrecarrer ses projets ignobles.

Elle ne pouvait rien dire faute de preuve. De toute façon, le silence était sa meilleure arme. Jouer les gourdes amoureuses son meilleur atout. Mais il fallait quand même qu’elle en sache un peu plus sur les projets de Rachel...

Alors elle s’étonna - Tu offres un billet aller. Il n’y a pas de billet retour ?

Rachel répondit. - Natalia peut rester à New York aussi longtemps qu’elle le souhaitera. Puis se tournant vers la jeune fille. Nous pouvons t’héberger, moi ou mes parents. Ils seront ravis. Mais, si tu veux rentrer, tu pourras le faire quand tu le voudras. Dans 8 jours. Dans 8 semaines. Ou dans 8 mois...

Ou jamais pensa Dylan. Elle fit une dernière tentative. - Mais... et tes examens de fin d’année, Natalia !! Ils sont dans quelques semaines, je crois...

En disant cela, Dylan avait parfaitement conscience de jouer les trouble-fête grincheux et barbants. Mais dans l’immédiat, elle n’avait rien trouvé de mieux que de jouer les pions de collège...

Natalia le lui confirma - Au diable, mes examens !!! Je ne me consacre qu’à eux depuis des années !!! Et j’ai un an d’avance sur mes études !!! Alors je peux bien penser un peu à moi !!!

Rachel intervint, sapant les efforts de Dylan - Natalia pourra continuer ses études à l’Université de Columbia...

La jeune Russe renchérit - Tu vois Dylan. Il n’y a aucun problème !! En attendant, je veux voir New York à fond. Et toute la côte est des États Unis. Washington, Philadelphie, Boston... Et le Far West... Monument valley... Et la Californie...

Rachel se mit à rire devant l’enthousiasme de Natalia - On verra tout ça. Et plein d’autres choses encore... Je te le promets... Mais en attendant de jouer les cow-girls, il serait peut-être temps de préparer ta valise, tu ne crois pas ?...

- Oui, Tu as raison... Ce sera vite fait... Je n’ai pas grand chose à prendre. Quelques vêtements... Mais surtout, puisque je vais partir longtemps, je voudrais emporter un ou deux objets qui me rappellent mes parents... Un petit album de photos. Les partitions de ma mère. Ils prendront peu de place...

- Tout ce que tu voudras... À présent, nous allons te laisser Natalia... Notre avion décolle demain à 14 heures 30. Nous devons être à l’aéroport deux heures avant le décollage. Nous viendrons te chercher vers 11 heures 30... Tu seras prête ???

- Bien sûr que je serai prête !!! Plutôt deux fois qu’une !!! Merci Rachel !!! Encore merci !!! Merci à toutes les deux !! Vous ne pouvez pas savoir à quel point je suis heureuse !!...


*


Dylan et Rachel avaient trouvé un taxi en maraude pour les reconduire à l’hôtel.

Il roulait lentement sur Bolchoï Kharitonievskii. Rachel avait levé la main et il était venu se ranger le long du trottoir pour leur permettre de monter à bord.

Rachel avait jeté un ordre en russe et le chauffeur, approuvant d’un signe de tête, avait démarré. 

Le véhicule roulait le long des avenues. Traversant la ville et ses quartiers. Faisant admirer les multiples beautés de Moscou et ses étonnantes laideurs.

Dylan gardait un silence obstiné alors que Rachel, amusée par le mutisme boudeur de sa compagne, gardait toujours ce même sourire ironique qui avait le don d’exaspérer la photographe.

Dylan se sentait minable.

Elle n’avait pas encore trouvé le moyen de sauver Natalia. Pour cela il aurait fallu qu’elle ait le courage de lui ouvrir les yeux. De lutter contre l’enthousiasme de la jeune Russe.

Surtout, il aurait fallu trouver le courage de lui dire que Rachel était un monstre qui l’entraînait vers le pire des destins.

Mais pour pouvoir dire tout cela, il aurait fallu qu’elle ait le courage de lutter contre son propre amour pour Rachel.


*


Le taxi vint se garer le long d’un trottoir.

Etonnée, Dylan regarda par la fenêtre. - Nous ne sommes pas arrivées à l’Ukraina... Où sommes-nous ?

- Non. En effet. Nous ne sommes pas à l’hôtel. Nous avons encore un peu de temps devant nous... Alors, je voudrais te faire visiter un jardin qui vaut vraiment le détour... Ce serait dommage de le rater avant ton départ...

- Je n’ai aucune envie de visiter un jardin en pleine nuit... Je veux rentrer à l’hôtel. Tout de suite !!

Rachel avait déjà quitté le taxi. Elle se pencha vers Dylan - Nous avons le temps... Viens...

- Non !! Je refuse !!!

- Descends !! C’est un ordre !! Obéis, Dylan !! Sinon, je vais demander à mon ami le chauffeur de se montrer très persuasif...

Dylan tourna les yeux vers l’homme qui tenait le volant. Il avait tout de la brute à qui les coups ne faisaient pas peur. Il semblait prêt à les recevoir et... à les donner.

Dylan comprit qu’il était inutile de résister.

De mauvaise grâce, elle sortit du taxi et rejoignit Rachel.


*


Elles n’eurent que quelques pas à faire pour entrer dans un jardin ombragé. De nombreuses statues étaient posées sur les pelouses. Certaines n’avaient plus de piédestal. Des hommes, figés pour l’éternité dans une pause martiale ou bienveillante, foulaient une herbe haute.

Elles marchèrent lentement au milieu de ces ombres.

Rachel jouait les guides - Nous sommes dans le Parc Iskousstv qui jouxte la Nouvelle Galerie Tretiakov consacrée à l’art russe du 20ème siècle. Avant-garde et réalisme socialiste. Parc et galerie sont fermés la nuit. Mais mes amis ont bien voulu nous ouvrir le parc. C’est un musée à lui tout seul. On y trouve de nombreuses statues à l’effigie de Marx, Lénine, Staline, Dzerjinski. Autrefois, elles ornaient les places des villes russes. Après la chute de l’URSS, elles ont été déboulonnées. Et installées ici. Aussi, on appelle ce lieu le Parc des statues déboulonnées...

- Très intéressant... Mais tu parles de tes «amis» ?? C’est pour ça que tu m’a amenée ici ?? Pour que je rencontre tes «amis» ?? Comme ton ami le faux chauffeur de taxi. Mais vrai homme de main...

- Que tu es dure avec Ivan... Il peut se montrer si charmant quand il ne démolit pas les mâchoires !!.. Non. Je t’ai amenée ici parce que nous avons à parler, toi et moi... Pour que tu vides ton sac...

- Que je vide mon sac ??... Pourquoi dis-tu ça ???

- Je ne suis pas aveugle Dylan. Tout allait très bien entre nous... Très, très bien... Merveilleusement bien même... Et depuis ce matin, l’amoureuse virtuose a laissé la place à une Dylan hostile... Qu’est-ce que tu as ?

- Rien. Je n’ai rien !! Mais... c’est plutôt à toi de répondre à mes questions !!! Tu ne crois pas ???

- Des questions ?? Lesquelles ???

- Qui est ce «Monsieur» avec qui tu a parlé au téléphone ??? Qui est ce mystérieux «Dimitrios» ??? C’est Natalia n’est-ce pas !!! Dimitrios pour Dimitrievna... Natalia Dimitrievna !!! 

- Bien sûr... Je me doutais bien que tu avais entendu la conversation que j’ai eue ce matin... C’est vrai que je n’ai pas été très maligne... Je pensais qu’avec le bruit de l’eau qui coulait dans la baignoire, tu ne pourrais rien entendre...

- Oui. Seulement voilà... j’ai entendu... Et depuis, je ne cesse pas de me poser des questions... Qui est ce «Monsieur» ?..

- Monsieur... est mon père. Et Natalia est bien Dimitrios. Tu as parfaitement deviné. Mon père et moi avons convenu de ces noms de code pour brouiller les pistes... Comme j’adore les romans d’espionnage... Dimitrievna m’a immédiatement fait penser à Dimitrios. Le masque de Dimitrios...

Dylan eut un petit rire triomphant. - Natalia !!! J’en étais sûre !! Qu’est-ce que tu lui veux ?? Pourquoi est-ce que tu t’en prends à cette gamine ?? Qui sont tes amis ?? À quel trafic sordide es-tu mêlée ??


*


Rachel poussa un grand soupir. - Je vois que le moment des explications est venu... Soit... Alors regarde...

Elle sortit un iPhone blanc de sa poche. Après avoir pianoté sur l’écran, elle le tendit vers Dylan. 

- Regarde cette vieille photo. Je l’ai scannée et transférée dans ma photothèque pour qu’elle ne me quitte jamais. Je sais que ce n’est pas très prudent. Mais, je n’ai pas pu résister... J’ai besoin d’avoir ce souvenir avec moi... Partout. Toujours. Regarde-la...

Dylan obéit.

La photo était ancienne. Mais pas trop. Une vingtaine d’années. Si on en jugeait à la façon dont les personnes qui avaient posé étaient habillées, elle datait du début des années 90.

Il y avait deux hommes et deux femmes  qui souriaient au photographe.

Mais on n’avait d’yeux que pour la jolie petite fille au visage sérieux et triste qui se trouvait au premier plan.

Elle devait avoir sept ou huit ans tout au plus.

De longs cheveux ondulés tombaient sur ses épaules.

Son visage, à la fois énergique et doux, avait des traits fins et purs. Ses yeux étaient d’un bleu limpide.


*


Dylan commenta la photo - Ces gens ont l’air très sympathique. Et la petite fille est vraiment ravissante... C’est toi n’est-ce pas ?...

- Oui c’est moi. J’avais huit ans...

- Huit ans... Huit ans seulement... Et tu étais déjà magnifique... On devine aisément la superbe et séduisante jeune femme que tu allais devenir... Et alors ?... Pourquoi me montres-tu cette photo ?.. Quel rapport avec Natalia ?..

- Cette photo a été prise en 1991. À Moscou. Ou plus exactement à l’aéroport international de Cheremetievo. Où Natalia et toi allez vous rendre dans quelques heures. Je devais y prendre un avion  pour rentrer aux États Unis avec mes parents. Un couple d’amis russes nous avaient accompagnés pour nous dire au revoir. Mes parents, qui sont derrière moi, à gauche de la photo, ont dit qu’ils voulaient garder un souvenir de ce moment. Alors ils ont demandé à un autre voyageur de nous prendre tous en photo. Mais moi, je n’arrivais pas à sourire. J’étais effrayée à l’idée de quitter la Russie. De quitter Moscou où je suis née et où j’avais toujours vécu. Effrayée à l’idée de vivre aux Etats-Unis. De quitter ma ville natale pour New York que je ne connaissais pas. Mais surtout, surtout, j’étais désespérée à l’idée de quitter Dimitri et Olga. Parce que j’avais le pressentiment que je ne les verrais plus. Jamais plus... Je ne me suis pas trompée. Cette photo a immortalisé les dernières minutes que nous avons passées ensemble...

- Dimitri et Olga ?

- Dimitri et Olga Sokolov. Les parents de Natalia...


*


Dylan était abasourdie - Les... Les parents de Natalia ?? Tu... Tu les connaissais ???...

- Ô oui, je les connaissais... Dimitri était un colosse... adorable et un peu fou... Si russe... Et Olga, si douce et si patiente... C’est elle qui m’a donné mes premières leçons de piano... J’avais trois ans quand elle me l’a proposé... J’ai accepté... Parce qu’avec elle, apprendre le solfège, apprendre à jouer du piano, c’était comme un jeu... Je ne comprends pas que Natalia ait refusé...

Une multitude de questions se pressait sur les lèvres de Dylan - Je n’arrive pas à le croire... Tu as joué à Natalia la comédie de la mystérieuse inconnue alors que tu connaissais ses parents !!... Mais si tu les connaissais si bien, pourquoi n’as-tu rien dit ??? Pourquoi te faire passer pour une étrangère ???

- Pour ne pas mettre Natalia en danger...

- La mettre en danger ?? Mais comment ?...

Rachel éteignit son iPhone qu’elle rangea dans la poche de son manteau. - Recommençons à marcher... Natalia n’est pas qu’une jeune Russe de 18 ans...  C’est d’abord et surtout une Sokolov... Et les Sokolov étaient des dissidents opposés au régime soviétique... Avec d’autres intellectuels regroupés dans le Comité pour la Défense des Droits de l’Homme et des victimes politiques, ils ont sapé les fondements de l’URSS, qui n’était qu’un colosse aux pieds d’argile. Et qui a fini par s’écrouler en 1991...

- L’année de votre départ...

- Oui. Mes parents travaillaient pour les services secrets américains. Ici à Moscou. À l’ambassade des États Unis. Ils ont mis leur parfaite connaissance de la sociologie et de l’économie de l’URSS au service de notre pays qui menait la guerre froide contre l’empire soviétique. Naturellement, ils se sont rapprochés des dissidents. Et ils ont sympathisé avec Dimitri et Olga. En 1991, quand l’URSS s’est écroulée, le travail de mes parents était terminé. Alors nous sommes rentrés aux États-Unis... Mes parents n’ont jamais pu revenir... L’URSS, redevenue la Russie, leur a toujours refusé un visa de séjour. Ils étaient devenus des indésirables...

- Et toi ?

- Moi ? Je me suis peu à peu habituée à mon nouveau pays... Et peu à peu, j’ai appris à vivre loin de Moscou et de la Russie. Peu à peu, j’ai appris à vivre sans Dimitri et Olga... Au début, j’avais tellement envie de les revoir. Mais il leur était impossible de quitter la Russie. Et moi, j’étais mineure. Je ne pouvais rien faire sans mes parents qui étaient interdits de séjour en Russie. Alors, peu à peu, le souvenir de la Russie et des Sokolov s’est estompé...


*


Rachel s’était tue. Elle semblait perdue dans ses pensées. Dylan aurait voulu respecter son silence. Mais elle avait besoin de savoir. - Tu as gardé le souvenir des Sokolov enfoui au plus profond de ton coeur...

- Oui. Et parfois, ils s’en évadaient. Quand je jouais du piano... Quand j’étudiais la littérature russe à l’Université de Columbia... Quand je traduisais des textes russes en anglais, mon premier métier. Alors, je pensais à eux...

- Et... tu as fini par revenir à Moscou...

- Oui. Mais j’ai pris mon temps... Je ne sais pas pourquoi, mais ce retour me faisait peur... C’est la mort de Dimitri et d’Olga, il y a quatre ans qui a précipité les choses.

- Comment sont-ils morts ?...

- Officiellement de mort naturelle... Mais depuis la Révolution de 1917, les Russes possèderaient ce que l’on appelle le laboratoire des poisons... Très pratique pour se débarrasser discrètement des gêneurs...

- Le laboratoire des poisons ??? Je soupçonne le pire...

- Et tu as raison... D’après un écrivain russe, Arkadi Vaksberg, Lénine, en 1921, a donné l’ordre de créer un service «spécial» dont la fonction était de combattre les ennemis du pouvoir soviétique. Il décida de recourir à des méthodes terroristes pour assurer le triomphe de la Révolution bolchevik. Ou du moins le règne de ses maîtres... Ce laboratoire pratiqua un grand nombre d’exécutions. Mais officiellement il s’agissait de «crises cardiaques» ou de «suicides consécutifs à une dépression nerveuse». En fait, tous les moyens étaient bons. Certains opposants mouraient dans les mains des médecins qui devaient les soigner, d’autres furent victimes d’étranges «accidents».

- Quelle horreur...

- Oui. Quelle horreur... Mais, le destin est facétieux. L’une des premières victimes de la création de Lénine fut... sa veuve. Malheureusement, il semblerait que ces pratiques existent toujours...

- Et tu crois que les parents de Natalia ?...

- Je ne suis sûre de rien... Mais avant leur mort, les Sokolov avaient repris leur ancienne activité de dissidents... Ils dénonçaient la nouvelle nomenklatura.  Des affairistes qui se sont enrichis en se partageant les dépouilles de l’URSS...

- Comment l’as-tu su ?..

- Un jour, j’ai reçu une lettre. Elle ne portait pas de timbre et elle avait été glissée sous ma porte. C’était une lettre d’Olga. Elle s’excusait de me contacter après toutes ces années... Elle espérait que je me souvenais encore d’elle et de Dimitri... Elle me disait qu’ils étaient surveillés et que leur téléphone était écouté. Que leurs lettres étaient ouvertes et lues. Que celle que j’avais dans les mains avait été apportée par un ami de passage à New York... Elle me disait qu’ils avaient une fille de quatorze ans, Natalia. Elle me disait que leur vie en Russie n’était pas faite pour une adolescente. Qu’ils étaient menacés par la Mafia russe. Et elle me suppliait de sauver Natalia. Elle me demandait de venir la chercher et de l’emmener aux États Unis où elle pourrait avoir une autre vie...

- Mais tu ne l’as pas fait...

- Je n’en ai pas eu le temps... Dimitri et Olga sont morts quelques semaines plus tard. Heureusement, ils avaient pris leurs précautions. Ils avaient désigné Tatiana, la reine du bortsch, en qualité de tutrice de leur fille. Elle l’a protégée pendant toutes ces années... Jusqu’à sa majorité. À présent Natalia est majeure et libre d’aller où elle veut... Enfin... presque...

- Enfin presque ?? Pourquoi enfin presque ???

- Je te l’ai dit. Natalia est une Sokolov. Donc elle est suspecte... Je craignais qu’on lui interdise de quitter le territoire russe. Alors, j’ai inventé un stratagème pour la faire sortir de Russie sans problème...

- Lequel ?

- J’ai profité des quatre ans qui ont précédé sa majorité pour tout préparer. J’ai créé ma librairie, la Maison Russie. Et j’ai commencé à voyager dans l’ex-Europe de l’est. En Pologne, en Hongrie. En Tchéquie. Dans les pays baltes. Et enfin en Russie. J’ai fréquenté des éditeurs dans le but de trouver des écrivains confidentiels que je pouvais éditer aux Etats Unis. Je n’ai jamais essayé de rencontrer Natalia. Mais j’ai constitué un réseau autour d’elle, ici à Moscou. À chaque fois que je venais en Russie, je me comportais de la même façon. Et à chaque fois, je... je séduisais une touriste américaine ou européenne...


*


Dylan s’étrangla. Elle n’était pas certaine d’avoir bien compris. - Pardon ???? Tu séduisais une touriste ??? Mais pourquoi ???

- Je suis la fille de mes parents moi aussi. Alors, moi aussi je suis un peu suspecte... Pour endormir la méfiance de la police russe, j’adoptais toujours le même comportement... Ainsi, je savais que la rencontre, entre toi et moi, ne les étonnerait pas... 

- Mais pourquoi ???

- Je ne pouvais pas prendre contact directement avec Natalia sans éveiller les soupçons... Il me fallait une intermédiaire entre elle et moi... Une occidentale qui deviendrait son amie. En qui elle aurait suffisamment confiance pour la suivre... 

- Mais comment as-tu deviné que j’allais venir à Moscou pour prendre des photos  et l’embaucher comme guide ???

Rachel se mit à rire - Dylan !! Dylan !! Que tu es naïve !!! La maison d’édition qui t’a engagée, c’est moi. J’ai simplement utilisé une couverture pour brouiller les pistes et qu’on ne remonte pas jusqu’à moi. L’argent que tu dépenses à Moscou, c’est le mien... J’ai choisi ton hôtel... J’ai fait en sorte que Natalia devienne ton guide... Tu connais la suite... Je n’ai eu qu’à provoquer une rencontre fortuite... Te séduire n’a été qu’un jeu d’enfant ou plutôt... de grandes personnes... Je t’ai choisie parce que tu es forte et fiable... Et lesbienne... Et parce que tu as énormément de charme... Je ne déteste pas joindre l’utile à l’agréable...


*


Dylan resta silencieuse quelques secondes.

Ainsi, finalement, elle avait vu juste.

Son histoire avec Rachel ne reposait que sur une série de mensonges.

Tout avait été planifié à l’avance...

Elle n’était qu’un pion sur un échiquier.

Qu’une «intermédiaire». Qui était stupidement tombée amoureuse.


*


Dylan était bouleversée mais elle trouva encore la force de plaisanter. - Trop heureuse de t’avoir rendu ce petit service...

- Et, s’il te plait, je voudrais que tu continues à me rendre service...

- Avec plaisir !!! Que dois-je faire ??? Participer à un autre «jeu d’enfant». Ou... de «grandes personnes»...

- Je voudrais que tu protèges Natalia. Que tu l’accompagnes demain à l’aéroport et que tu prennes l’avion avec elle. Jusqu’à New York. Là, tu la confieras à mes parents. Ils prendront soin d’elle comme si c’était leur propre enfant...

- Pourquoi ne le fais-tu pas toi-même ???

- Je ne le peux pas. Je risque de la mettre en danger. Je ne peux même pas retourner à l’hôtel. L’homme qui a fait semblant de me bousculer dans le métro fait parti de mon réseau. Il a glissé un message dans ma poche. Je vais être arrêtée par le FSB. Les services secrets russes....


*


Dylan était comme assommée. Les derniers mots de Rachel tournaient en boucle dans son cerveau. Je vais être arrêtée par le FSB. Les services secrets russes....

Ils signaient le glas de ses espérances. Il n’y avait plus de place pour l’ironie mordante.

Elle savait ce que signifiait être arrêté par le FSB.

Dans un éclair, elle revit la haute façade de briques rouges de la Loubianka. C’était dans cet immeuble énorme que se trouvaient les bureaux des services secrets. On disait que les caves enfermaient les opposants, le corps brisé de souffrances.

Incrédule, presque au bord des larmes Dylan balbutia, le souffle court : - Le... Le FSB ?...

Rachel sourit, mais ses yeux étaient infiniment tristes - FSB, KGB, NKVD, Guépéou, Tchéka, Okhrana... Les Russes, qu’ils soient soviétiques ou tsaristes, ont toujours eu un tas de noms pour désigner les services chargés de la protection de leur territoire...

- Ils vont t’arrêter ?... Mais... Mais pourquoi ?...

- Mon passé me rattrape... Ou, plutôt, celui de mes parents... Je me suis peut-être approchée un peu trop près de Natalia... Ou peut-être que mes allées et venues à Moscou ont fini par devenir suspectes... Peu importe... Ce qui compte Dylan, ce qui compte par-dessus tout, c’est Natalia... Tu dois l’accompagner demain. Tu dois la protéger... Tu ne dois pas te soucier de moi...

Dylan ne put empêcher sa colère de submerger sa douleur - Ne pas me soucier de toi ??? Ne pas me soucier de toi ??? Comment veux-tu que j’y arrive alors que tu as tout fait pour que je me soucie de toi... Pour que j’ai... besoin de toi ?...

- Dylan...

- Comme tu l’as si bien dit, me séduire n’a été qu’un jeu d’enfant... Mais parce que je suis tombée amoureuse de toi au premier regard... Et maintenant, tu me dis que je ne dois pas me soucier de toi... Alors que tu vas être arrêtée ?... Il faudrait que je fasse comme si c’était sans importance... Que demain je prenne l’avion comme une touriste lambda en te laissant derrière moi... En t’abandonnant aux sbires de la FSB...

- Non seulement tu ne dois pas te soucier de moi... mais tu dois m’oublier Dylan...

- T’oublier ?... T’oublier ?... Mais je ne peux pas... je ne pourrais jamais...

- Mais si tu pourras... Tu verras, peu à peu mon souvenir va s’effacer de ta mémoire... Mon visage et mon corps vont se fondre dans une brume... Tu oublieras le son de ma voix... Je ne serais plus qu’un lointain souvenir de voyage... Agréable, mais sans plus... Tu vas retrouver New York et tes maîtresses... Et alors, je ne serai plus qu’un fantôme que tu chasseras de tes pensées...

- Arrête de faire des phrases !!! Arrête immédiatement !!! Je t’interdis de continuer !!! Je ne suis pas un personnage dans un de tes romans à la noix !!! Pour qui me prends-tu ?? Tu crois vraiment que je suis comme ça ??? Que je passe d’une maîtresse à l’autre en oubliant la précédente ??? C’est ça l’idée que tu te fais de moi ??? 

- Je ne me fais aucune idée de toi, Dylan... Parce que... Parce que... je m’en fiche... Tu comprends ça ??? Je m’en fiche complètement !!! Tes sentiments impérissables, je n’en ai rien à faire... Tu n’es qu’un intermédiaire, un instrument. Pour tout dire une employée... Je t’ai embauchée, à ton insu c’est vrai, pour que tu te charges de Natalia... Le reste, je m’en moque !!! Tu es une grande fille, je suis certaine que je ne suis pas ta première déception sentimentale... Je suis sûre que tu t’en remettras !!! Alors, cesse avec tes jérémiades... Je ne veux plus en entendre parler... Nous avons une mission, un devoir vis-à-vis de Natalia... Le reste n’existe pas... Suis-je assez claire ???


*


Dylan avait l’impression d’avoir été jetée dans les eaux glacées du Lac Ladoga...

Il y avait dans les mots de Rachel, une telle froideur, une si complète absence de sentiments, qu’elle avait l’impression d’avoir une autre femme devant elle. Pas la femme qui gémissait entre ses bras. Et pourtant c’était il y a quelques heures à peine. Une éternité...

Elle comprit que la colère n’était pas le bon moyen de la sauver... La douceur peut-être ?...

- Rachel ne me demande pas de t’oublier... C’est impossible... Je ne le peux pas. Je ne le pourrais jamais... Parce que... Parce que je t’aime...

Rachel sourit. Elle tenta de mettre toute la douceur possible dans ses mots terribles - Peut-être... Et j’en suis désolée pour toi... Parce que moi, je ne t’aime pas Dylan. Je ne t’aime pas plus que les autres femmes qui t’ont précédée...

Ô mon Dieu, comme ça fait mal. La facilité avec laquelle elle me dit ça pensa Dylan. Puis elle se rebiffa - Tu es amoureuse de Natalia ??? osa Dylan, la gorge serrée. Il faut que tu sois totalement amoureuse d’elle pour lui sacrifier ta vie...

Rachel se mit à rire - Mon Dieu quelle imagination, Dylan !!! Tu devrais écrire des romans «à la noix» toi aussi !!! Non je ne suis pas amoureuse de Natalia. À vrai dire, je ne la connais pas ou si peu. Je fais tout ça pour une inconnue... Je suis peut-être en train de sacrifier ma vie à une gamine sans intérêt... Qui ne le mérite pas... Mais je te la confie... Je la confie à mes parents... A vous d’en faire quelqu’un de bien...

- Mais... alors pourquoi ?

- Parce que sa mère me l’a demandé... Dans sa détresse, dans son infinie solitude, c’est vers moi qu’Olga Sokolova s’est tournée... Je n’ai pas le choix... Je dois faire ce qu’elle me demande... Quel qu’en soit le prix à payer...

- Même au prix de ta vie ??? Alors qu’il aurait été si simple de déchirer la lettre d’Olga, de l’oublier et de continuer à vivre... 

- Je ne pouvais pas faire ça... Je n’aurais pas pu continuer à vivre comme  si de rien n’était. J’aurais perdu toute estime de moi si j’avais continué mon petit bonhomme de chemin en oubliant la prière d’Olga. Toi même, est-ce que tu pourrais aimer un tel monstre d’indifférence et d’égoïsme ?

- Je ne sais pas... Je crois que si...

- Tu crois... Mais tu n’en es pas certaine...

- Tu penses vraiment qu’Olga aurait voulu que tu sacrifies ta vie pour celle de sa fille ?? Tu le penses vraiment ??

- Non. Bien sûr que non. Olga pensait que ce serait facile, sans le moindre danger... Dylan, j’ai déjà réfléchi à tout ça. Crois-moi... J’ai pris la meilleure des décisions. Pour nous trois... Demain, Natalia et toi, vous allez prendre l’avion pour New York. Et moi... et bien moi, je vais me débrouiller... Tu vas prendre cet avion avec elle, n’est-ce pas Dylan ? Tu me le promets ?...

- Oui, je te le promets...

- Et une fois en sécurité à New York, tu ne reviendras pas ici pour tenter de me sauver... Tu me le promets ???

Dylan était vaincue. Elle répondit dans un soupir - Très bien. Je te le promets...

- Merci Dylan... Merci... Pardonne-moi pour tout ce que je t’ai fait... Je n’ai pas voulu te faire du mal. Mais je n’avais pas le choix. J’espère que tu comprends...

- Oui... C’est déjà oublié...

- Tu vois... Ce n’était pas plus difficile que ça !!! Nous allons nous séparer à présent. Ivan va te conduire à ton hôtel... Dans ta chambre, tu trouveras un billet d’avion. Demain matin, Ivan viendra te chercher. Il te conduira d’abord chez Natalia puis il vous emmènera toutes les deux à l’aéroport de Cheremetievo. Vous devrez vous comporter de la façon la plus naturelle qui soit... Deux touristes qui partent en voyage... Rien de plus...

- Et si Natalia s’étonne de ton absence ??? Nous devions partir toutes les trois ensemble...

- Tu dois lui mentir... Tu lui diras que je suis retenue à Moscou parce que je dois rencontrer un auteur... Tu lui diras que je prends l’avion suivant... Je te laisse imaginer un mensonge plausible... Elle ne doit pas s’inquiéter.

- Très bien... Je vais faire ce que tu me demandes...

- Merci Dylan. Merci du fond du coeur... Et bien... voilà... Le moment de nous séparer est arrivé... Prends soin de Natalia, Dylan. Et prends soin de toi...

- Rachel... Tu es certaine qu’il n’y a rien qu’on puisse faire pour... Pour... Enfin... pour...

- Pour que j’échappe au FSB ??? Il ne faut pas avoir peur de prononcer son nom. Ça ne rend pas le FSB plus redoutable... Je vais me débrouiller avec eux Dylan... Je vais devenir une héroïne de mes romans «à la noix»...

- Excuse-moi... J’ai été stupide de dire ça. D’autant que je n’en ai lu aucun...

- Tu les trouveras sur mon site. Maison Russie. On les achète puis on les télécharge. Mais, tu as raison, ce n’est pas de la grande littérature... Heureusement que mes parents ne sont pas pauvres et très généreux... Tu vois, sauver Natalia, c’est ce que j’aurais fait de mieux dans ma vie...

- Ne dis pas ça !!! Tu aurais pu faire tellement de choses... Tellement...

- Dylan... Dylan... ne recommence pas... C’est inutile... Vas-t’en à présent... Ivan est là...

Dylan se retourna.

Elle vit le chauffeur qui l’attendait.

Par discrétion, il s’était posté à une dizaine de mètres d’elles. Il semblait être bâti dans le même roc que la statue de Lénine contre laquelle il s’était adossé.

Dylan se tourna vers Rachel - Oui, Ivan le Terrible m’attend. J’ai l’impression qu’il n’est pas très patient.

- Non, pas très. Mais «notre» Ivan est bien plus fréquentable que le tsar fou... Lui n’a jamais fait cuire ses opposants dans de grandes poêles à frire installées sur la Place Rouge... Je te laisse avec Ivan... Tu es en bonne compagnie... Adieu Dylan... Et encore merci...

Soudain, avant qu’elle ait pu faire un seul geste, Dylan sentit la brève caresse des lèvres de Rachel sur sa joue.

Puis le léger contact s’estompa.

Et, dans la seconde qui suivit, Rachel disparut derrière La tête gigantesque et la barbe de marbre d’un Karl Marx songeur.

Dylan sentit que son coeur, comme un miroir, se brisait.


*


Pendant quelques fractions de seconde, elle resta assommée par la pensée qu’elle était en train de la perdre.

Mais le bruit du gravier foulé par le pas de Rachel, ce bruit qui se faisait plus léger à mesure que la jeune femme s’éloignait, fut comme une piqûre en plein coeur.

Elle se réveilla de sa torpeur douloureuse et, sans un regard pour Ivan qui s’approchait pour la reconduire au taxi, elle bondit pour rejoindre Rachel.

Elle la rejoignit en quelques pas et ne put empêcher que la jeune femme lui jette un regard effrayé quand sa main se referma sur son poignet.

- Dylan ???? Mais qu’est-ce que ?... Que me veux-tu encore ??? Laisse-moi !!! Lâche-moi !!! Tu me fais mal !!!

Dylan desserra légèrement son étreinte mais ne lâcha pas le poignet gracile. Elle avait bien trop peur que l’oiseau ne s’envole. - Attends, attends Rachel... J’ai encore quelque chose à te dire...

- Laisse-moi, Dylan !! Nous nous sommes dit tout ce qu’il y avait à dire. Laisse-moi partir...

- Non, attends Rachel... Je t’en prie... Attends encore un peu... Je crois que j’ai une idée... Mais d’abord, dis à Ivan que je ne te veux aucun mal. J’ai l’impression qu’il est sur le point de m’assommer...

Rachel jeta trois mots de russe à l’intention du colosse qui, d’abord surpris, avait couru à la suite de Dylan. Tout en maugréant, il recula de quelques mètres.

- Voilà qui est fait. Je t’écoute... Mais fais vite Dylan... Ainsi tu as une idée ?... Quelle idée ??...

- Une idée pour te permettre de quitter la Russie. Une idée pour te sauver...

Rachel lui répondit d’un joli rire moqueur - Me sauver ??? Tu crois pouvoir me sauver ??? Toi ??? Mais Dylan comment vas-tu t’y prendre ??? Quelle idée as-tu eue à laquelle je n’aurais pas pensé ???

- Il te faut un autre passeport que le tien pour quitter ce pays n’est-ce pas ???

- En effet...

- Prends le mien... Deviens Dylan Hederson. Nous avons à peu près la même taille, la même silhouette... Prends mes bagages. Prends mes vêtements...

- Dylan, voyons... Nous ne nous ressemblons absolument pas... Les policiers russes à l’aéroport ne sont pas idiots.

- Ils sont beaucoup moins attentifs quand on quitte le territoire. Avec un bon maquillage, je suis sûre qu’on peut facilement les tromper.

- J’ai les cheveux longs...

- Il suffira de les couper très courts. Comme les miens. Je peux le faire. Je me coupe moi-même les cheveux...

- Oh vraiment ??? Je m’en doutais un peu... répondit Rachel en fixant les deux épis qui agrémentaient la très courte chevelure de Dylan. Et mes yeux ??? Ils sont bleus alors que les tiens sont noisette...

- Il suffira d’acheter des lentilles de couleur. On en trouve partout... Avec mes vêtements sur le dos et mes papiers, ça pourrait marcher...

- Oui, ça pourrait marcher... Ou ça pourrait finir par une triple arrestation... La mienne, la tienne et celle de Natalia...

- Ça vaut la peine d’essayer...

- Non Dylan. Ça ne vaut pas la peine... Je ne veux pas que tu prennes un tel risque...

- Pour toi, je suis prête à prendre tous les risques. Je t’en prie. Essayons...

- Non. Je refuse !!! Je ne veux pas mettre Natalia en danger...

Dylan explosa - Natalia !!! Encore Natalia !!! Toujours Natalia !!! Tu ne penses qu’à cette gamine !!!

- Naturellement que je pense à elle !!! Que crois-tu qu’il risque d’arriver si nous nous faisons prendre ? Crois-tu qu’il s’agisse d’un jeu ? Qu’il suffira de dire aux Russes «Désolées, c’était une blague !! » Et qu’ils nous laisseront tranquilles... C’est de notre liberté qu’il s’agit. Ou plutôt de celle de Natalia. Toi et moi sommes Américaines. Alors, notre pays arrivera bien un jour ou l’autre à nous sortir de prison si d’aventure les Russes devaient nous y mettre. Mais elle ??? Cette gamine comme tu dis. Elle n’a personne. Aucun soutien. Je ne veux pas risquer sa liberté ou sa vie simplement parce que tu as envie de jouer les héroïnes romantiques... Ou... parce que tu as envie de me sauter !!!...


*


Les derniers mots de Rachel, dans leur brutalité vulgaire, furent comme une gifle. Dylan resta quelques secondes, assommée.

Quand elle reprit la parole, sa voix était chargée d’émotion. - Bien sûr que je te désire Rachel. Comme jamais je n’ai désiré... Mais je te jure que je veux te sauver parce que je t’aime et que je ne pourrai pas vivre si je ne te sais pas en en vie et heureuse quelque part. Même si tu ne vis pas avec moi. Même si tu vis loin de moi et avec une autre... Même si on ne doit plus jamais se voir ou se parler... Te savoir libre de vivre et d’aimer, c’est tout ce que je veux. Et je suis prête à risquer ma vie pour ça. Tu peux penser ce que tu veux. Que je ne suis qu’une petite personne qui ne pense qu’à ses petits plaisirs égoïstes, mais je te jure que je suis sincère. Je cherche désespérément un moyen pour te sauver... Je suis désolée d’avoir été aussi stupide... et d’avoir proposé cette solution si tirée par les cheveux...

Rachel se mit à rire - C’est le moins qu’on puisse dire !!! dit-elle en ébouriffant les courts cheveux de Dylan ce qui créa un troisième épi. C’est moi qui suis désolée. Je ne voulais pas être méchante... C’était vraiment très attendrissant cette attitude de preux chevalier qui vole au secours de l’être aimé...

- Tu te moques de moi...

- Non, je suis sincère moi aussi. Ecoute Dylan, tu ne dois pas t’inquiéter. Les Russes ne m’ont pas encore arrêtée...

- Que vas-tu faire ??? Tu as un moyen d’échapper au FSB ??? Tu as un moyen de quitter la Russie ??? Dis-le moi !!! Je t’en supplie... Ne me laisse pas dans l’incertitude, ça fait trop mal !!!

- Dylan, Dylan... Je ne peux rien te dire. Rien. Tu comprends ?...

- Tu te méfies de moi ???!!! Tu crois que je pourrais te trahir ???!!! s’écria Dylan.

- Non. Absolument pas. Je ne peux rien te dire parce que moins tu en sauras, plus tu seras en sécurité. Je te demande simplement de me faire confiance. Je te demande de partir avec Natalia. De prendre cet avion pour New York avec elle. Ne prends aucune initiative. Ne tente rien pour me sauver. Tu ne connais personne en Russie qui pourrait t’aider. Tu ne connais que moi. Alors, je t’en prie, fais-moi confiance. Comme je te fais confiance...

Dylan baissa la tête, vaincue. - Très bien. je t’obéis. Mais dis-moi seulement qu’on va se revoir. Promets-moi qu’on va se revoir...

Rachel glissa ses doigts sous le menton de Dylan et, tout doucement, leva le visage de la jeune femme vers le sien.

Elle caressa du regard les lèvres délicatement ourlées. Puis elle vint y déposer un baiser léger. Enfin, souriante, proche, si proche de la bouche de son amante, elle chuchota, - Je te promets de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour ne pas passer de trop longues vacances en Russie...

Dylan sentait ses lèvres palpiter sous le baiser, sous le souffle de Rachel. Mais son coeur restait lourd. - Cesse de plaisanter, Rachel. Tu vois bien que je suis à la torture...

- Pardon. Je te le promets, Dylan. Je te le promets... D’autant... que moi aussi...

- Toi aussi ???...

- Moi aussi, j’ai envie de te revoir Dylan... Je n’oublie pas que nous devons vivre l’expérience voluptueuse d’un bain chaud pris à deux...

Dylan se mit à rire à son tour. - Tu ne peux donc jamais être sérieuse ?...

- Sérieuse ??? Il y a un temps pour tout. Pour être sérieuse... Et... pour ne pas l’être...

Dylan sentait qu’elle était de nouveau sur le point de succomber. Rachel pratiquait en virtuose le jeu de la séduction. Et c’était si bon de succomber...

Soudain, une série de détonations retentit, interrompant la conversation secrète des deux jeunes femmes.

Surprises, elles levèrent la tête.

Une dizaine de gerbes multicolores explosaient dans le ciel de Moscou. Des boules de lumières roulaient, croisaient des étoiles filantes. Des fusées éclataient, laissant retomber des myriades de lucioles brillantes.

Un feu d’artifice somptueux illuminait les monuments de la ville et donnait des reflets jaunes, verts, bleus ou rouges aux statues qui entouraient les deux amantes.



A suivre...


Et oui !!! Tout finit par arriver !!! 
Même une suite des aventures de
Rachel, Dylan et Natalia...

Bonne lecture, bonne journée et à bientôt.



*



Nathalie

La place Rouge était vide
Devant moi marchait Nathalie
Il avait un joli nom, mon guide
Nathalie

La place Rouge était blanche
La neige faisait un tapis
Et je suivais par ce froid dimanche
Nathalie

Elle parlait en phrases sobres
De la révolution d'octobre
Je pensais déjà
Qu'après le tombeau de Lénine
On irait au café Pouchkine
Boire un chocolat

La place Rouge était vide
J'ai pris son bras, elle a souri
Il avait des cheveux blonds, mon guide
Nathalie, Nathalie

Dans sa chambre à l'université
Une bande d'étudiants
L'attendait impatiemment
On a ri, on a beaucoup parlé
Ils voulaient tout savoir
Nathalie traduisait

Moscou, les plaines d'Ukraine
Et les Champs-Élysées
On a tout mélangé
Et l'on a chanté

Et puis ils ont débouché
En riant a l'avance
Du champagne de France
Et l'on a dansé

Et quand la chambre fut vide
Tous les amis étaient partis
Je suis resté seul avec mon guide
Nathalie

Plus question de phrases sobres
Ni de révolution d'octobre
On n'en était plus là
Fini le tombeau de Lénine
Le chocolat de chez Pouchkine
C'est, c'était loin déjà

Que ma vie me semble vide
Mais je sais qu'un jour à Paris
C'est moi qui lui servirai de guide
Nathalie, Nathalie...


Gilbert Bécaud
Pierre Delanoë


*