LE PORTRAIT



Cette histoire est la suite de Dix jours, d'Insomnies, de Parents Amies Amants, et de la Vierge de Noël. Toutefois, il n'est pas nécessaire d'avoir lu ces récits pour la comprendre.

Enfin, je vous prie d'excuser les libertés que j'ai prises avec l'Histoire de  France dans :





Le Portrait





Céline et Virginie avaient toujours vécu les fêtes de Noël avec une particulière intensité. Mais jamais comme cette année, où les deux jeunes femmes avaient voulu jouer les policiers amateurs, expérience qui avait failli mal tourner.

C’est donc avec un plaisir particulier qu’elles avaient répondu à l’invitation de Camille qui leur proposait de passer le réveillon et le jour du Nouvel An avec elle, dans son manoir normand situé en plein pays d’Auge. Elles étaient sûres d’y goûter un repos et un calme bien mérités.

Elles avaient donc décidé, en accord avec la vieille dame, de rester avec elle du 31 décembre jusqu’au dimanche 4 janvier. Ce long week-end serait l’occasion pour Virginie de découvrir le Manoir d’Uberville, Camille et Céline lui servant de guides.

Manoir était d’ailleurs un bien grand mot. Il s’agissait plutôt d’un vaste et confortable cottage à pans de bois et briquettes, comme on en voit tant dans ce coin de Normandie, entouré de pelouses et de buis taillés. Un jardin anglais et de petites écuries, avec deux chevaux et deux ânes, complétaient l‘ensemble.

Le cottage était sous la surveillance d’un couple de gardiens qui y vivait à l’année. La femme occupait également la fonction de cuisinière, le mari celles de jardinier et d’écuyer.

Camille avait hérité de cette maison à la mort de ses parents. C’était un bien qui appartenait à la famille de son père depuis la fin du 18ème siècle.

Céline avait toujours adoré cette maison. Elle aimait se perdre dans les couloirs, rester des heures dans la bibliothèque remplie de vieux livres ou tout simplement admirer les portraits d’ancêtres qui ornaient l’escalier.

Elle aimait également parcourir les prairies et les bois sur son cheval Alezan. Elle était sûre que Virginie succomberait aussi au charme de cet endroit.

Les jeunes femmes arrivèrent à Uberville le 31 décembre en fin de matinée. Comme toujours, Camille les accueillit avec sa gentillesse chaleureuse. Après avoir pris possession de leur chambre et déjeuné d’une légère collation (il fallait se réserver pour le dîner du réveillon !), Céline et Virginie partirent pour une balade à dos de cheval dans les champs et les bois environnants.

Virginie montait à cheval pour la première fois. Elle ne se doutait pas que cet animal pouvait être si haut ! Toutefois, elle prit plaisir à cette promenade. Caramel était une jument si douce et Céline ne forçait pas l’allure.

Les deux jeunes femmes étaient superbes sur leurs montures, cultivant un style cavalier, légèrement masculin. Elles avaient chacune revêtu un jodhpur, des bottes souples et un manteau de cuir qu’elles avaient trouvés dans la sellerie. Elles revinrent de leur cavalcade, ravies et les joues rouges.


*


L’heure du thé ayant sonné, et cette boisson étant un must pour toute la famille, les trois femmes se retrouvèrent dans le salon où un feu crépitait dans la cheminée.

Virginie était enthousiaste. Elle avait mille questions à poser sur cette maison qui devait avoir quatre cents ans au moins. Mais surtout elle voulait tout savoir du jeune couple dont le portrait trônait en majesté dans le salon.

Le tableau avait été peint au début du 19ème siècle, à la manière de Romney ou de Reynolds.

Le couple avait été représenté sous un arbre, assis sur un banc de jardin. La femme portait une robe de coton gris perle, l’homme une redingote noire sur un gilet doré, un pantalon gris rentré dans de fines bottes de cuir.

Ils étaient très beaux l’un comme l’autre. Elle blonde, à la carnation délicate et aux doux yeux bleus. Lui, brun, aux yeux noisette et rieurs, de fines moustaches venant souligner des lèvres délicatement ourlées, les longues boucles de ses magnifiques cheveux tombant sur ses épaules.

Il croisait les jambes. Elle avait posé la main sur son genou, et il avait posé sa main sur la sienne, entremêlant leurs doigts.

Il y avait dans ce geste tellement de tendresse, que Virginie en avait été émue et mourait d’envie de tout connaître de cet homme et cette femme, qui révélaient avec simplicité toute la force de leur amour. La question lui brûlait les lèvres.

- Qui sont cet homme et cette femme ?

- Ce sont de très lointains parents, répondit Camille. Alice et Louis d’Uberville. Ils ont donné leur nom au manoir et à ma famille. Ils ont été peints en 1802 par un disciple du peintre anglais Romney alors qu’ils avaient trente et trente quatre ans.

La jeune femme ressemble, trait pour trait, à Céline.

- C’est vrai. Mais je dois préciser qu’ils n’ont jamais eu d’enfant. Ce sont des oncle et tante très, très, très éloignés. A leur mort, le nom de d’Uberville a été transmis à leur neveu par ordonnance royale.

- Ils ont l’air si épris l’un de l’autre. Vous connaissez leur histoire ? J’aimerais tant l’entendre.

- Oui. Je vais vous la raconter. Mais je propose de le faire ce soir en guise de réveillon, après que nous aurons dîné au Champagne.


*


Le diner avait pris fin. Camille s’était installée dans un large fauteuil. Céline et Virginie, blotties l’une contre l’autre, avaient pris place en face d’elle, dans un canapé. Les trois femmes savouraient une coupe de Champagne. Le feu crépitait toujours dans la cheminée.

Camille commença son récit.

- J’ai hérité du Manoir d’Uberville à la mort de mes parents. Il était dans un triste état. Les bâtiments avaient souffert de ne plus être habités, le jardin anglais n’était plus qu’un jardin de mauvaises herbes. Des travaux s’imposaient... J’ai fait appel aux meilleurs artisans locaux pour tout refaire. Couverture, maçonnerie, peinture. Pour faciliter ces travaux de remise en état, il avait été décidé de retirer tous les meubles et, naturellement, d’ôter les tableaux... Tous étaient simplement fixés au moyen de crochets. Tous, sauf le portrait de Louis et d’Alice. Le cadre était en stuc et il avait été cimenté au mur. Il était impossible de le détacher sans le casser. Sur mes instructions, les ouvriers ont brisé ce cadre en prenant soin de ne pas abîmer la peinture... Quand enfin, on put détacher le portrait du mur, on découvrit qu’il dissimulait un petit coffre enchâssé dans la paroi. L’un des ouvriers réussit à l’ouvrir au moyen d’une sorte de pied-de-biche. Il contenait une serviette en cuir. Dans cette serviette, un gros cahier dont les pages étaient recouvertes d’une belle écriture. J’étais étonnée que quelqu’un se soit donné tant de peine pour dissimuler quelques papiers. J’en conclus que leur contenu devait être précieux et tenu secret. Après l’avoir lu, je compris mieux le mystère qui entourait ce manuscrit.

Accompagnant son récit, Camille prit un livre posé sur la table.

- Ce cahier le voici. Je l’ai relié moi-même afin qu’un étranger n’en viole pas le contenu. Je vais vous le lire.

Camille mit ses lunettes, ouvrit le livre et en commença la lecture.


*


Manoir d’Uberville, 20 octobre 1832.

Mon bel amour est mort.

Louis était parti à cheval, à la ville, pour me rapporter le livre de mon écrivain favori. Un orage violent l’a surpris à son retour. Il est rentré au Manoir, les vêtements détrempés par la pluie. Il s’est dévêtu, a mis des vêtements secs et s’est couché dans notre lit. Il toussait et grelottait. Une forte fièvre l’a pris. Il a sombré dans l’inconscience. Le médecin est venu. Mais il m’a ôté tout espoir. Je n’ai pas quitté son chevet. Au bout de trois nuits et deux jours, il est mort dans mes bras. Juste avant de mourir, il m’a reconnue. Il m’a souri et a prononcé ses simples mots : je t’aime.

J’ai fermé ses paupières. J’ai baisé ses lèvres. Je l’ai habillé avec les vêtements qu’il aimait et j’ai attendu le prêtre.

J’ai décidé qu’une simple messe serait dite à l’église du village. Y viendraient ceux qui nous aimaient. J’ai décidé de faire creuser sa tombe dans notre domaine d’Uberville, près de la demeure où nous fûmes si heureux.

Je le rejoindrai bientôt. Plus rien ne me retient ici bas. Il était ma raison de vivre. Lui parti, mon chemin s’arrête.

Mais avant de partir à mon tour, je veux confier à ces quelques feuilles de papier l’histoire de notre amour. Une histoire que personne ne connaît.

Il me suffira de fermer les yeux et de me souvenir...


*


Je m’appelle Alice et je suis la fille du Chevalier de X. Je suis née en 1773, dans le modeste manoir de mon père, près de Rouen.

Mes parents étaient de petite noblesse normande. J’avais un frère, Etienne, de six ans mon cadet. Ma famille, bien qu’aristocrate, était pauvre. Aussi, mon père s’était-il passionné pour la médecine et tentait d’en vivre. Sa bonté naturelle lui interdisait de prendre le peu qu’ils possédaient aux paysans qu’il soignait. Ceux-ci le payaient en lui donnant des oeufs ou quelques légumes. Rares étaient ceux qui le payaient en pièces d’or ou d’argent.

En règlement de ses soins, ils lui proposaient parfois de venir l’aider à cultiver ses terres. Et nous vivions ainsi, simplement. Presque aussi simplement que les pauvres gens qui vivaient autour de nous.


*


Je n’étais pas un parti intéressant. Mes parents disaient que j’étais très belle. Malheureusement, ma pauvreté m’interdisait de trouver un jour un fiancé aristocrate et fortuné.

Mon père avait donc décidé que je devais être instruite. Il pensait, qu’avec de l’instruction, je pourrais subvenir à mes besoins, comme le faisaient de rares femmes, comme Madame Vigée-Lebrun, portraitiste officielle de la reine Marie-Antoinette.

Comme leurs moyens ne leur permettaient pas de confier le soin de mon instruction à de riches institutions religieuses, mes parents se chargèrent de m’instruire.

Ma mère m’enseigna le dessin et la musique, pour lesquels je montrai des dispositions certaines, mon père, le latin, le grec, les mathématiques, l’histoire et la géographie.


*


Les années passaient.

Etienne, mon jeune frère, n’avait pas de goût pour l’étude et refusait obstinément le magistère de mes parents. Quand il eut dix ans - j’en avais seize - mes parents, las de lutter avec lui, décidèrent d’engager un précepteur.

Par l’intermédiaire du curé de notre village, ils prirent contact avec un collège religieux de Rouen qui formait de jeunes gens pauvres aux métiers du savoir. Naturellement, les candidats ne devaient pas avoir de grandes prétentions en matière de salaire.

Un jour, une réponse nous parvint. Un très jeune précepteur acceptait de s’exiler dans notre campagne pour tenter de faire entrer un peu de latin et de grec dans la tête d’Etienne.

C’est ainsi, qu’un matin, je le vis arriver.


*


Il venait, à pied, du village voisin où l’avait laissé la malle-poste.

Il paraissait avoir dix huit ou vingt ans. Il avait jeté un sac sur son dos d’où sortait une épée, et portait une valise à la main. Un chapeau était crânement posé sur sa tête. Il était habillé de noir avec une chemise blanche, de solides bottes aux pieds.

Il était aussi beau qu’on peut l’être.

Son visage, aux pommettes hautes, aux belles lèvres soulignées d’une fine moustache noire, aux yeux noisette, était très doux. Les boucles de ses longs cheveux bruns flottaient sur ses épaules.

Il était légèrement plus grand que moi.

Pour autant que je pouvais en juger, son corps, mince et élancé, semblait avoir la force élégante des statues antiques dont j’admirais les images dans mes livres de latin et de grec.


*


Me saluant, il s’adressa à moi en souriant. Il me dit qu’il s’appelait Louis d’Uberville, et me demanda où se trouvait le domaine du Chevalier de X...

Je lui demandais, en rougissant de mon audace, pourquoi il souhaitait le voir. Il me répondit qu’il était le nouveau précepteur des enfants du Chevalier.

Je lui répliquais qu’il était arrivé à destination, qu’il était sur les terres du Chevalier dont j’étais la fille. En prononçant ces derniers mots, mon coeur cognait si fort dans ma poitrine que j’étais certaine qu’il pouvait en entendre les battements.

Je lui proposais de le conduire jusqu’à mes parents et il me dit qu’il ne pouvait pas trouver de guide plus agréable. Son regard rieur m’enveloppa comme un manteau confortable et chaud.

Il me demanda s’il pouvait me compter au nombre de ses élèves, et m’assura que, si c’était le cas, il aurait plaisir à m’instruire.

En marchant à ses côtés, je me sentais heureuse.

Quand il fut en présence de mes parents, il les salua gracieusement en ôtant son chapeau et se présenta à nouveau. Je vis bien qu’il faisait la meilleure impression sur mon père et ma mère.


*


Le soir même, alors que nous dînions d’une légère collation, mes parents interrogèrent Louis sur ses origines et sa famille.

Louis était normand.

Né à Fécamp, dans une famille de marins. Son père possédait un petit navire avec lequel il faisait du commerce avec l’Angleterre, du moins quand ce pays n’était pas en guerre avec la France.

Louis avait appris à gouverner ce voilier et la mer avait peu de secrets pour lui. Pourtant, son père n’avait pas voulu qu’il épouse le rude et dangereux métier de marin.

Il avait tenu à ce que son fils soit solidement instruit. Louis avait été un brillant écolier, engloutissant les livres.

Puis, quand il avait eu quinze ans, il partit pour Rouen où il intégra ce collège religieux où mes parents étaient allés le quérir pour qu’il instruise Etienne. Cet école était dirigée par un frère de sa mère. Cet oncle était aussi le prêtre qui avait baptisé Louis alors qu’il n’était qu’un nouveau né.

Il resta à Rouen pendant cinq ans, entrecoupés de retours à Fécamp où, toujours, il allait courir sur la mer à la barre du voilier de son père.

Il aimait à se promener sur les quais du port où, un jour, il avait rencontré un vieux corsaire qui lui avait appris le maniement des armes et, notamment, de l’épée que j’avais vue dépasser de ses bagages.

Son père avait disparu en mer au cours d’une tempête. Une vague gigantesque avait submergé le pont de son navire et l’avait emporté, le faisant basculer au-dessus du bastingage.

Sa mère ne survécut que quelques mois à son époux.

Le voilier et la maison de ses parents furent vendus. Leurs dettes furent payées. A leur mort, Louis hérita d’une somme d’argent insuffisante pour le faire vivre.


*


Louis racontait sa vie avec simplicité.

Je voyais bien que mes parents appréciaient ce jeune homme de vingt ans qui savait tant de choses et qui semblait si plein de ressources.

Je voyais, déjà, de l’admiration dans les yeux d’Etienne.

Quant à moi...

Je n’avais jamais été amoureuse jusqu’alors, même si j’avais souvent rêvé de l’être. Mais je reconnus dans la seconde le sentiment qui m’avait étreint le coeur en le voyant. Les livres que j’avais dévorés m’avaient éclairée sur ce que j’éprouvais à cet instant. C’était le sentiment de Juliette pour Roméo, de Chimène pour Rodrigue.

Alors qu’il parlait, je ne pouvais m’empêcher de le dévorer des yeux et de boire les mots, prononcés d’une voix légèrement grave, qui tombaient de ses lèvres sur lesquelles j’aurais tant aimé déposer un baiser.

Que le prénom de Louis me paraissait doux. Jamais, jusqu’à ce jour, je ne l‘avais autant aimé alors que c’était, pourtant, le prénom de nos rois.

Le repas terminé, nous gagnâmes nos chambres. Après que Louis nous eut salués, mes parents, Etienne et moi, je fus longue à m’endormir.

Et les rêves que je fis avaient son visage.


*


Dès le lendemain, Louis commença à nous instruire, mon frère et moi.

Je ne crois pas qu’il soit utile de préciser à quel point j’étais une élève attentive. J’avais tellement faim de ses compliments que j’aurais été capable d’apprendre par coeur toute l’Encyclopédie de Monsieur Diderot pour lui plaire.

Etienne par contre était toujours aussi réticent. Louis comprit immédiatement que l’enfermement dans une pièce du manoir, qui nous servait de salle de classe, était le seul véritable obstacle à son désir d’apprendre.

Alors, il proposa un marché à Etienne. Il prodiguerait ses cours à l’occasion de promenades aux alentours du manoir, dans les prés, les champs et les bois. Mais tous les soirs, Etienne aurait l’obligation de s’astreindre à une heure d’études sous sa férule, dans notre salle de classe. Il s’engageait également à lire ces ouvrages poussiéreux qui étaient, pour lui, autant de repoussoirs.

Mes parents acceptèrent que l’expérience fut tentée.

Pendant ces promenades studieuses, Louis nous transmettait son savoir, simplement, en dissertant sur une fleur, sur la feuille d’un arbre, ou le plumage d’un oiseau.

Etienne acquit des notions de grec et de latin, de sciences et de mathématiques en examinant la nature qui nous entourait.


*


Ces moments passés avec Louis étaient, à ce moment de ma vie, les plus heureux que j’avais connus. Je n’aurais voulu les manquer pour rien au monde. Le froid, la neige ou la pluie ne m’auraient pas découragée.

Parfois, au hasard de nos promenades, nous devions traverser d’étroits ruisseaux, peu profonds. Louis, les jambes bottées, se tenait au milieu de l’eau, puis me prenant par la taille et me soulevant, il m’aidait à franchir l’obstacle d’un bond.

Le simple contact de ses mains sur ma taille faisait palpiter mon coeur.

Parfois, quand nous prenions place sous un arbre, je sortais mon carnet à dessins et je croquais la même image, le même sujet. Louis. Encore et toujours. Je peinais à reproduire la beauté de ses traits, la finesse de sa peau, la cascade de ses cheveux bouclés, le pétillement et l’intelligence de ses yeux.

Mes pauvres tentatives me rendaient le modèle encore plus cher car plus inaccessible.

Il souriait de mes efforts et posait sur moi un regard intense.

Louis avait rapidement remarqué, je crois, le trouble qu’il provoquait chez moi.

Mais jamais, il n’eût le moindre geste, ne prononça la moindre parole pour m’encourager. Au contraire, son attitude était celle d’un grand frère bienveillant.

Et cette affection fraternelle, qui pour moi ne valait pas mieux que de l’indifférence, me désespérait.


*


Les semaines passèrent.

Les progrès d’Etienne étaient bien réels. L’affection du garçon pour son maître grandissait. Mes parents respectaient ce jeune homme qui avait su convertir leur fils et l’amener doucement à l’étude.

La présence de Louis chez nous leur était devenue naturelle, évidente. 

Pour moi, elle était devenue indispensable. Je guettais chacune de ses apparitions. J’attendais, fébrile, qu’il sorte de sa chambre pour nous rejoindre mon frère et moi. 

Un jour, je le surpris alors qu’il s’était assoupi, allongé dans l’herbe, sous un arbre qui lui offrait son ombre. Je m’assis non loin sans faire de bruit et je veillai sur son sommeil. Je profitai de cet abandon pour admirer sa beauté radieuse. Je pensai que personne ne pouvait être plus beau. Pas même une femme.

Ce bonheur, malheureusement devait avoir une fin.


*


Nous comptions au nombre de nos voisins, un fermier enrichi qui cherchait une épouse. L’homme avait trente deux ans. Il avait été marié une première fois. Mais sa jeune femme était morte en couches en même temps que l’enfant qu’elle mettait au monde.

Il voulait reprendre femme. J’étais aristocrate bien que pauvre, jeune et jolie. Il avait jeté son dévolu sur moi.

Il était prêt à se passer de dot pour m’obtenir, et même à payer les dettes de mon père qui étaient garanties par une hypothèque inscrite sur nos terres.

Chacun, dans ma famille, voyait bien l’intérêt d’une telle union. Mais moi, j’étais dévastée.

Je l’étais par la perspective de cette union avec un homme, deux fois plus âgé que moi, que je n’aimais pas. Mais je l’étais encore plus à l’idée d’abandonner ma famille et naturellement, pourquoi le cacher, de quitter Louis.

Pourtant, ce dernier ne fit aucun commentaire sur cette alliance. En sa qualité de précepteur, il ne se reconnaissait aucun droit de juger les projets de ses employeurs.


*


Mon prétendant vint donc au Manoir pour m’être présenté.

Jacques, c’était son nom, était gentil. Il me regardait avec admiration. Il souhaitait vraiment me plaire et être un bon mari. Mais, il n’avait aucune chance de me séduire. Car je comparais immédiatement chacun de ses traits à ceux de Louis et cette comparaison ne faisait qu’exacerber l’amour que j’éprouvais pour ce dernier.

Lors du déjeuner auquel Jacques fut convié, Louis se montra avec lui d’une extrême amabilité, et cette sympathie me déchira comme une trahison.

A l’issue de ce repas, mes parents autorisèrent Jacques à faire sa cour puis sa demande.

Mes parents, voyant ma peine que je ne songeais pas à dissimuler, ne voulurent pas me contraindre. Ils me dirent que la décision finale m’appartenait et que je demeurais libre d’épouser Jacques ou de refuser une telle union.

Mais avais-je le droit de refuser un mariage qui aurait permis à ma famille de vivre sans souci désormais ?

Mais je n’eus pas à choisir.

Car Jacques ne revint jamais au Manoir. Dans les semaines qui suivirent, il sembla nous fuir comme si nous avions la peste.

Finalement, il trouva une épouse dans une autre famille.


*


Les miracles que Louis parvenait à accomplir avec Etienne, pourtant réputé pour son refus de tout enseignement, firent le tour du comté et parvinrent aux oreilles du Marquis de Carabas.

Les bons précepteurs étaient rares dans notre coin de campagne. Le Marquis, qui n’ignorait pas que les émoluments, servis à Louis par mes parents, étaient extrêmement modestes, était prêt à se montrer généreux pour l’attirer chez lui.

Carabas, qui n’avait de marquis que le titre, était un ancien clerc de notaire qui s’était enrichi grâce au commerce du bois d’ébène, façon poètique, mais hypocrite, de nommer la traite négrière.

Il avait plusieurs enfants, dont une fille qui faisait sa fierté, Charlotte.

On la disait belle et capricieuse.

Elle avait fait congédier de nombreux précepteurs après les avoir traités de sots.


*


Le Marquis nous invita tous dans son château où il organisait un bal en l’honneur de Charlotte dont on fêtait les quinze ans.

Ma mère n’avait pas voulu se rendre à cette réception où elle savait très bien qu’on regarderait ses vêtements simples avec mépris. Mais pour cette occasion, elle voulu que je sois divine. Elle confectionna pour moi une robe et un casaquin (corsage de femme) dans le style anglais qui faisait fureur à cette époque où les français cultivaient l’anglomanie.

Je me rendis à ce bal en compagnie de mon père et de Louis.

Charlotte était superbe. La robe qu’elle portait aurait pu être montrée à Versailles, à la Cour du Roi et de la Reine Marie-Antoinette.

Louis était habillé aussi simplement que de coutume. Pourtant, il était magnifique. Il lui avait suffi d’apparaître au milieu de ces hommes richement vêtus, nobles ou bourgeois, pour qu’aussitôt ces derniers paraissent endimanchés.

Charlotte n’avait pas manqué de le remarquer et elle s’était précipitée vers lui pour l’accaparer. Louis s’était laissé faire avec bonne humeur. Ils avaient dansé ensemble, menuets, voltes et gavottes, toute la soirée et une partie de la nuit, jusqu’à notre départ.

J’enrageais mais je ne pouvais m’empêcher d’admirer l’élégance de Louis. Sa longue chevelure bouclée qui tombait sur ses épaules. Son visage lisse à la carnation délicate. Ses mains fines qui se posaient sur les hanches de Charlotte pour l’accompagner. Son corps mince et souple qui se mouvait avec une grâce presque féminine.

Les autres danseurs paraissaient lourds et patauds auprès de lui.


*


J’éprouvais un intense sentiment de jalousie.

Certes, certains des hommes qui m’entouraient s’étaient presque battus pour danser avec moi, mais que m’importait puisque Louis ne me regardait pas. Il n’avait pas même daigné me faire un compliment.

A un moment, je réussi à lui parler. Je m’étonnais, sur un ton acerbe, que les prêtres de son collège de Rouen aient pris la peine de lui enseigner la danse.

Il me répondit avec un petit sourire, et de cette voix douce et caressante qui ne faisait frémir, que le collège n’était pas un séminaire. Qu’on y formait des précepteurs et non des hommes d’église. Or, savoir danser était indispensable à qui voulait tenir sa place dans le monde.

Au retour, dans l’attelage qui nous ramenait au Manoir, alors que mon père s’était assoupi et que Louis tenait les rênes des chevaux, nous n’échangeâmes pas un mot.


*


Le lendemain, pendant son cours champêtre, je me montrais toujours aussi maussade.

J’étais exaspérée.

Louis avait repris son activité de précepteur comme si rien ne s’était passé la veille. Il semblait ne pas avoir remarqué à quel point il s’était montré odieusement indifférent.

Il faisait réciter son latin à Etienne. La déclinaison du mot rose.

Dans un latin parfait, il dit à mon frère, mais en me regardant, que les roses, fleurs pourtant superbes, mais que l’on faisait pousser dans des serres, n’avaient aucun charme à ses yeux et qu’il leur préférait les fleurs des champs.

Je compris la métaphore et mon coeur se mit à bondir.

J’appris plus tard que le Marquis de Carabas lui avait proposé une petite fortune pour qu’il quitte notre service et vienne instruire ses enfants.

Charlotte avait particulièrement insisté.

Mais Louis avait décliné l’offre au prétexte qu’Etienne ne devait pas être abandonné alors qu’il avait, enfin, accepté de s’engager sur le chemin, exaltant mais exigeant, du savoir.


*


Camille suspendit sa lecture.

Elle leva les yeux sur les deux jeunes femmes qui se tenaient devant elle, allongées sur le canapé, Virginie blottie dans les bras de Céline.


- Si vous êtes fatiguées, je peux arrêter la lecture des mémoires d’Alice et nous pourrions reprendre demain. A moins naturellement que vous en ayez assez entendu. Je ne voudrais pas vous ennuyer avec ce récit des amours d’un homme et d’une femme. Vous ne dites rien...

- Non Camille, nous ne voulions pas t’interrompre. Continue ta lecture. Sauf si tu es trop lasse. Homme ou femme, peu importe. Ce qui compte c’est la force des sentiments qu’ils éprouvent l’un pour l’autre et les épreuves qu’ils ont traversées pour pouvoir s’aimer.

- Bien, dans ce cas, je continue...

Camille reprit sa lecture.


*


Je ne sais pas quand le récit que je suis en train d’écrire sera découvert, ni par qui, et peut être alors cette année n’évoquera-t-elle aucun souvenir. Et pourtant...

1789 est l’année de mes seize ans.

1789 est l’année au cours de laquelle Louis fit irruption dans ma vie.

1789, c’est aussi le début de la tempête révolutionnaire qui allait souffler sur la France pendant dix ans. La Révolution allait modifier mon pays et changer le sort de ses habitants.

Elle allait bouleverser ma vie.


*


Avant d’avancer plus avant dans mon récit, il est nécessaire que je rappelle les événements de cette époque troublée.

En 1789, la France était une monarchie. Son roi, Louis XVI, était un homme bon mais faible. Il avait hérité d’un royaume en faillite.

Son épouse, la Reine Marie-Antoinette, surnommée l’Autrichienne mais aussi Madame Déficit, avait, en quelques années, par une attitude frivole et des dépenses somptuaires, transformé l’amour sincère de tout un peuple en détestation.

Vivant à Trianon, dans le parc du château de Versailles, totalement isolée du peuple et même de la Cour, elle ne supportait que la seule présence d’un groupe d’amis, parmi lesquels figurait la Princesse de Lamballe.

Les bruits les plus sordides couraient sur les relations qu’entretenaient les deux femmes. Des libelles, distribués sous le manteau, prétendaient qu’elles étaient amantes. Des gravures les représentaient s’adonnant aux plaisirs saphiques.


*


Les difficultés économiques de son royaume incitèrent Louis XVI à convoquer, le 4 mai 1789, les Etats Généraux auxquels les trois ordres, noblesse, clergé et tiers état, devaient participer.

Mais l’affrontement entre le tiers état, composé de bourgeois réformateurs, et les deux autres ordres, attachés à ce que rien ne bouge, allait précipiter les évènements.

Le 17 juin, les députés du tiers état se proclamèrent en Assemblée nationale. Le 20 juin, ils décidèrent de donner une Constitution à la France. Le 14 juillet, le peuple de Paris s’empara de la Bastille, symbole du despotisme. La monarchie absolue était morte.

Puis, à compter du 20 juillet, le pays fût comme pris de folie.

La Grande Peur, comme une lave, se répandit, à partir de Paris, sur toute la France. Des rumeurs de pillages, commis par des brigands, affolèrent les paysans qui s’armèrent. Le tocsin sonnait dans toutes les villes, dans tous les villages.

Mais aucun brigand ne parut car il n’était que le fruit de l’imagination et de la peur. Alors cette peur se transforma en violence et les paysans se ruèrent sur les demeures seigneuriales dans l’intention d’y brûler les archives sur lesquelles étaient inscrits les droits féodaux.

Les saccages, les incendies, parfois les meurtres, se succédèrent jusqu’au 6 août.

C’est aussi pour mettre fin à cette révolte paysanne que l’Assemblée nationale décréta l’abolition des privilèges dans la nuit du 4 août.

Le 26 août, le Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen était adoptée. L’égalité entre tous les individus était proclamée.

Ainsi, en quelques semaines, tout l’édifice de l’Ancien Régime fut jeté à terre.


*


Notre coin de campagne fût, grâce à Dieu, préservé de la folie meurtrière qui s’empara des villages et des villes pendant deux semaines.

Loin de Paris, théâtre de ces événements formidables qui allaient bouleverser la France et l’Europe, ma famille vivait l’Histoire en spectatrice.

Nous n’avions jamais été riches. Aussi la disparition des privilèges seigneuriaux n’aurait pas dû nous affecter.

Nous nous étions toujours considérés comme plus proches des pauvres gens qui nous entouraient que des gentilhommes de Versailles. L’égalité de tous devant la Loi ne pouvait pas nous choquer.

Mais, rapidement, nous nous rendîmes compte que le regard que les paysans portaient sur nous avait changé. Ils nous étaient devenus hostiles.

Peu importaient notre absence de fortune et la bonté de mes parents. Nous étions nobles et cela suffisait à faire de nous des ennemis de classe. Nous allions payer pour les abus des autres. Pour leur morgue et leur suffisance.

Je ne pris pas conscience du danger qui nous entourait. Pour moi, la disparition de ces barrières sociales ne pouvait avoir qu’un effet bénéfique : un fils de marin pouvait épouser une fille de chevalier sans que quiconque, désormais, y trouve à redire.


*


Mon père et ma mère étaient inquiets.

Louis l’était tout autant.

Ces humbles origines lui permettaient de parler avec les villageois sans que ceux-ci se gênent devant lui. Il savait ce qui se disait sur nous.

Maintenant, lors de nos cours champêtres, Louis était systématiquement armé. Il portait son épée au côté. Je savais qu’il dissimulait une dague dans sa botte.

Un jour, au détour d’un sentier nous croisâmes trois hommes. Ils n’étaient pas du pays. Il s’agissait de vagabonds vivant de rapines ou de mendicité. Ils se précipitèrent vers nous.

Je n’oublierai jamais le regard que ces trois hommes me jetèrent. Je vis mon déshonneur et ma mort dans leurs yeux.

Louis nous ordonna immédiatement de fuir. Etienne et moi, nous nous mîmes à courir alors qu’il restait en arrière, l’épée à la main, pour protéger notre fuite.

Je jetai sur Louis un dernier regard. Comme il était beau ! Il se tenait droit et hardi, les jambes légèrement écartées, prêt à subir l’assaut de ces brigands. Je l’embrassai des yeux, admirant les longues boucles de ses cheveux qui tombaient sur ses épaules, son corps mince et svelte, ses cuisses musclées sous le fin tissu de son vêtement.

Nos assaillants étaient également armés et un combat inéquitable opposa l’homme que j’aimais à ces brutes qui s’étaient ruées sur lui.

Je ne pouvais pas l’abandonner. J’ordonnai à Etienne de retourner au manoir chercher de l’aide et je revins sur mes pas.

J’assistai, impuissante et désemparée, au combat.

Louis était courageux et téméraire. Je bénissais le vieux corsaire qui lui avait enseigné l’escrime, car il réussit, en quelques rapides coups d’épée, à désarmer ses adversaires, qui, légèrement blessés, prirent la fuite à leur tour.

L’adoration que j’éprouvais pour Louis me fit perdre toute retenue et je me jetai dans ses bras. Il me tint serrée contre lui et je crus sentir sur mes cheveux la caresse légère de ses lèvres. J’entendais nos deux coeurs battre à l’unisson.

Puis il me repoussa avec douceur et s’enquit de mon état.

Dès ce moment, j’eus la certitude que le seul endroit sur terre où je voulais être, ma vie durant, était entre ses bras.


*


Le Marquis de Carabas vint rendre visite à mes parents.

Il était parfaitement renseigné sur ce qui se passait à Paris. Or les nouvelles n’étaient pas bonnes. Pour nous, elles étaient effrayantes.

Le nouveau pouvoir avait l’intention de prendre des mesures discriminatoires à l’égard des nobles. Il allait attenter à nos biens. Avant, peut être, d’attenter à nos vies. Déjà de nombreux aristocrates avaient fui la France. On les appelait les Emigrés.

Carabas suggéra à mes parents de lui vendre leurs terres et leur manoir avant de ne plus être en mesure de le faire.

L’homme était très riche.

Le petit clerc de notaire avait un jour sauté sur un bateau en partance pour le Nouveau Monde. Il s’était fabuleusement enrichi en participant au commerce triangulaire, c’est à dire à la traite des esclaves entre l’Afrique, les Amériques et les Antilles.

Il avait acheté pour rien des terres en Virginie où des fermiers cultivaient le tabac pour son compte. Il possédait des champs de coton en Lousiane, où de pauvres hères en haillons trimaient pour lui, des rhumeries en Martinique. De retour en France, il avait racheté un titre en déshérence.

N’étant pas un vrai noble, il n’avait rien à craindre des hommes qui tenaient à présent les rênes de la France. Il fit une offre à mes parents qu’il qualifia de généreuse. Et elle l’était. Car il lui aurait suffi d’attendre quelques mois pour obtenir nos biens pour une somme dix fois moindre.

Carabas avait fait préparer les papiers et l’argent nécessaires à la transaction. Mon père n’avait plus qu’à signer. Ce qu’il fit car il avait conscience, et ma mère aussi, que nous risquions notre vie en restant en France.


*


Intriguée par la venue du Marquis, je m’étais arrangée pour assister à la scène sans être vue. Je vis Carabas saluer mes parents puis rencontrer Louis alors qu’il s’apprêtait à quitter le Manoir.

Carabas lui annonça que nous allions partir et que nous n’avions plus de travail à lui offrir. Il lui proposa de venir enfin instruire ses enfants.

Il lui dit que les gens comme nous n’avaient plus d’avenir en France désormais. Que nous serions à jamais des proscrits. Et que ce serait folie, pour un garçon de grands talents comme lui, que de lier sa vie à des nobles déchus.

Il lui dit enfin qu’il lui rappelait le jeune homme qu’il avait été et que, pour cela, il l’appréciait énormément. Et sa fille Charlotte aussi...

Louis le remercia chaleureusement et le pria d’apporter son meilleur souvenir à sa charmante fille.

En entendant ces mots, je compris qu’en cette soirée funeste, j’avais tout perdu : mes biens, mon titre, mon pays et l’homme que j’aimais.


*


Nous préparâmes notre départ dans le plus grand secret par peur d’être empêchés de fuir. Car il s’agissait bien d’une fuite.

Carabas nous prêtait une voiture légère, pouvant contenir quatre personnes, conduite par un cocher digne de confiance et tirée à six chevaux. Les bêtes, splendides et puissantes, nous permettraient d’atteindre rapidement la côte où nous pourrions prendre un navire à destination de l’Angleterre.

Nous devions partir à la nuit tombée en emportant le strict nécessaire pour ne pas éveiller les soupçons et ne pas charger la voiture.

Au moment de quitter le manoir, mon coeur était comme du plomb. Car nulle part, je ne voyais Louis. Il ne daignait pas même me gratifier d’un adieu. Je compris que je faisais déjà partie de son passé. Je ne dis rien car je ne voulais pas ajouter au chagrin de mes parents.

Nous parcourûmes les premières lieues dans un silence glacé. Je baissai la tête pour que mes parents ne voient pas couler mes larmes.

Quand enfin, je relevai la tête, je vis un cavalier. Il avait revêtu un manteau. Son épée battait son flanc. Des sacoches, où il avait serré les quelques biens qu’il possédait, avaient été accrochées à sa selle.

Et j’eus l’impression que le soleil, tout à coup, s’était mis à briller dans cette nuit noire qui facilitait notre fuite.

Car Louis galopait à nos côtés.


*


Nous voyageâmes toute la nuit.

Au petit matin, nous arrivâmes à Fécamp. Ce port avait été choisi par préférence à tout autre, car Louis le connaissait parfaitement. Un petit voilier, affrété par Carabas, nous y attendait.

Nous prîmes place à bord de cette frêle embarcation et nous fîmes route vers l’Angleterre. Mes parents et Etienne, épuisés, s’endormirent immédiatement sous des couvertures que Louis étendit sur eux.

Mais moi, j’étais incapable de trouver le sommeil. Je m’assis aux côtés de Louis qui tenait le gouvernail. J’avais froid alors il m’attira contre lui et m’enveloppa dans un pan de son manteau.

La chaleur de son corps se communiqua au mien.  Ses lèvres douces caressèrent ma tempe. J’étais si bien que j’aurais voulu que cette traversée ne s’arrête pas. Un délicieux engourdissement me gagna et je finis par m’assoupir, la tête posée sur sa poitrine.


*


Louis était un marin habile. Le petit voilier fendait les flots. Mais il nous fallu une journée entière pour franchir la distance qui séparait le port de Fécamp des plus proches côtes de l’Angleterre.

Quand enfin, nous accostâmes, nous avions tous le coeur triste.

Nous avions quitté notre pays chéri pour nous réfugier dans cette contrée qui, depuis toujours, à un moment ou un autre, était en guerre contre la France.

Mais à la vérité, j’étais moins triste que les autres puisque Louis était là et que ma vie, désormais, était là où il vivait.


*


Nous avions parcouru sans encombre les 67 milles marins (125 Kms) qui séparaient Fécamp du port anglais où nous avions choisi d’accoster.

Brighton ne devait être qu’une étape avant Londres. Mais mes parents, conseillés par Louis, décidèrent d’y rester.

L’or, que nous avait donné Carabas en paiement de nos terres, aurait vite fondu dans la capitale anglaise. Il nous paru plus judicieux de rester dans cette petite ville.

Nous trouvâmes facilement à nous loger. Les Anglais sont gens pratiques. Nous étions des clients qui pouvaient payer avant d’être des ennemis héréditaires. D’ailleurs, dans la situation où nous étions, nous ne risquions pas de constituer un danger pour eux.

Nous dûmes apprendre l’anglais et gagner notre vie.

Mon père tenta de reprendre son activité de médecin dans cette ville réputée pour l’usage de l’eau de mer à des fins médicales. Ma mère se fit couturière et je l’aidais du mieux que je pouvais.


*


Naturellement, Louis repris son activité de précepteur auprès de quelques élèves anglais désireux d’apprendre notre langue.

Etienne et moi ne pouvions plus, hélas, bénéficier de son enseignement. Il avait été convenu que, dorénavant, c’était moi qui donnerais des cours à mon frère.

Je pris toute la mesure de la difficulté de la tâche et de l’infinie patience de Louis. Etienne était redevenu ce morveux qui ne voulait rien apprendre.

Un jour le garçon me fit une proposition. Si je le laissais tranquillement jouer, il me confierait un secret. Comme j’étais lasse de me battre avec lui, j’acceptai.

Etienne me confia avoir surpris, il y a plusieurs mois, une conversation entre Louis et Jacques, ce fermier enrichi qui avait souhaité m’épouser.

Louis lui avait simplement dit, avec une calme détermination, que s’il persistait à demander ma main, il le provoquerait en duel et lui passerait son épée au travers du corps.


*


Nous étions en 1790. J’avais 17 ans, Louis en avait 21.

Louis conservait cette minceur élégante auprès de laquelle tous les Anglais de son âge paraissaient être des butors mal dégrossis.

Les traits de son visage étaient toujours aussi fins. Sa peau avait cette douceur veloutée à laquelle j’aurais tant voulu goûter.

La ville de Brighton était le lieu de villégiature préféré du Prince de Galles, futur Georges IV, qui y menait un train de vie extravagant. Naturellement il donnait le “la” en matière d’élégance vestimentaire.

Il était à la mode, pour les hommes, de porter des chemises au col très haut qui dissimulait la moitié du visage et rendait pratiquement impossible le port de la barbe.

A mon grand étonnement, Louis succomba à cette mode.


*


L’attitude de Louis à mon égard me rendait folle.

Après tous ces mois passés à ses côtés, je ne savais toujours pas s’il m’aimait comme une soeur ou comme une femme.

Malgré quelques rares mouvements de tendresse, il n’avait jamais tenté de me séduire alors qu’il lui aurait suffi d’un geste pour que je lui cède.

Il avait fait fuir Jacques.

Mais j’ignorais si c’était par amour, ou pour me sauver d’un mariage qui m’épouvantait, mais auquel je m’étais résolue par loyauté pour ma famille, qu’une telle union aurait mis à l’abri de la pauvreté.

Il avait risqué sa vie pour me sauver d’un viol et d’une mort certaine mais j’ignorais si c’était par esprit chevaleresque ou par passion.

Si les sentiments de Louis demeuraient un mystère, les miens avaient la limpidité de l’eau claire.

Car mon amour pour Louis tournait à l’obsession.

Il ne se passait pas une seconde sans que je pense à lui. Je le voyais partout. Sur chaque page des livres que je lisais.

Mes nuits étaient peuplées de son image. Et je calmais le désir que j’avais de lui par des caresses que je n’aurais pas osé confesser à un prêtre.


*


Mes parents n’étaient pas aveugles.

Il avaient bien compris que Louis était à l’origine de mes soupirs, de mes regards perdus, et de cette maladie de langueur dont je souffrais.

Un soir, mon père eut une discussion avec Louis.

Il lui dit que les événements historiques qui nous avaient jetés sur les routes de l’exil avaient rendu dérisoires les barrières sociales auxquelles, pour sa part, il n’avait jamais cru. Que la vraie valeur des hommes était dans leurs actions.

Il remercia Louis pour tout ce qu’il avait fait pour notre famille et pour avoir fait le sacrifice de sa vie en France en nous accompagnant en Angleterre. Il lui dit que ma mère et lui le considéraient à l’égal d’un fils.

Et que ce lien, déjà très fort, pouvait être consolidé par un autre encore plus solide. Si Louis le voulait, il pourrait être uni à notre famille en étant marié avec moi.

Louis se déclara heureux d’une telle affection et flatté d’une telle proposition. Il demanda à mon père une journée de réflexion.

Le lendemain, il lui annonça qu’il avait décidé d’embarquer, seul, pour les Etats Unis d’Amérique. Dans trois jours, son bateau quitterait Brighton pour la ville de New York.


*


J’étais au-delà du désespoir.

Durant les heures qui suivirent le récit que mon père me fit de son entretien avec Louis et la révélation de la décision que ce dernier avait prise, je connus l’enfer.

Ainsi il ne m’aimait pas. Il me préférait une vie d’aventure dans un pays inconnu.

Je ne pouvais plus imaginer ma vie sans lui. Je savais qu’aucun homme ne pourrait le remplacer. Même s’il ne voulait pas que je devienne sa femme, je préférais vivre dans son ombre et le regarder vivre, même avec une autre, plutôt que d’être séparée de lui.

Je pris alors une résolution folle. Je courus au port et me renseignai sur les bateaux qui devaient, dans les trois jours, partir à destination de New York. Il me fallut peu de temps pour découvrir qu’un certain Louis d’Uberville devait embarquer sur un navire français appelé L’AURORE.

Je savais où mes parents dissimulaient les pièces d’or du Marquis de Carabas et je volai, oui je volai, la somme nécessaire à mon séjour sur ce bateau.

Feignant la colère froide et le mépris pour ce jeune homme qui dédaignait ma main, je ne dis rien de mes intentions. Mais la nuit, je rédigeai une lettre d’adieu destinée à mes parents où je les suppliai de pardonner mon vol et de me comprendre.


*


En raison des marées, L’AURORE devait appareiller de nuit.

La dernière soirée avant le départ de Louis fut, à la fois, glaciale et déchirante.

Mes parents et Etienne l’embrassèrent et lui souhaitèrent bonne chance pour sa nouvelle vie dans un nouveau monde. La tristesse de Louis était d’autant plus grande que j’étais absente.

J’avais demandé à mon père et ma mère de lui signifier mon refus de lui dire au revoir et je m’étais enfermée dans ma chambre.

En fait, j’avais préparé un mince bagage et j’attendais que la maison fut endormie pour me glisser au dehors et rejoindre L’AURORE.

C’est alors qu’une main glissa une lettre sous la porte de ma chambre. Deux phrases avaient été jetées sur une feuille.


Je pars parce que je vous aime et que je n'ai pas le droit de vous aimer. Oubliez-moi et soyez heureuse. Adieu. Louis


*


J’attendais, le coeur battant, que la maison fut silencieuse. Les minutes passaient et je craignais de ne pouvoir embarquer à temps. J’ouvris alors la fenêtre de ma chambre, située au premier étage. Je jetai mon bagage, puis, me suspendant au rebord, je me laissai tomber au sol.

Je quittai la maison de mes parents sans faire le moindre bruit. Je ne pouvais pas leur dire adieu et les serrer sur mon coeur. Mais je ne regrettais rien.

En quittant leur demeure, sans doute pour toujours, je savais que je partais pour l’inconnu. Bien que je n’en comprenne pas le sens, le billet de Louis m’avait donné des ailes. Et j’étais déterminée à prendre tous les risques pour son bonheur et le mien.

Je courus à perdre haleine et arrivai au bateau alors que l’équipage entreprenait les manoeuvres de départ. La nuit noire était mon alliée car j’avais menti sur mon âge au moment de retenir ma place sur L’AURORE.

Je me glissai derrière un des mâts du bâteau et je le vis.

Louis, appuyé sur le bastingage, regardait la ville, très précisément l’endroit où se trouvait notre maison.

Je vis qu’il pleurait. Les larmes coulaient sur ses joues. Ses épaules s’arrondissaient sous le poids de son chagrin. Il avait posé son front sur ses mains si belles, si fines qu’on eut dit des mains de femme. Il semblait si faible dans ce moment de détresse qui le faisait soupirer.

J’eus la certitude de son amour.

Je restai ainsi cachée, longtemps, derrière ce mât jusqu’à ce qu’enfin Louis regagne sa cabine.


*


J’avais peu d’argent. Je n’avais pu m’offrir qu’une couchette dans une cabine que je partageais avec une femme de chambre qui accompagnait ses maîtres en Amérique.

Je restai enfermée toute la nuit, puis pendant le jour et la nuit qui suivirent, en prétextant être malade. Je savais pertinemment que, dès que le navire aurait gagné la haute mer, tout retour en arrière serait impossible.

Enfin, je sortis de ma cabine et montai sur le pont. Et la première image que je vis fut Louis regardant en direction de l’Angleterre où, croyait-il, il m’avait laissée.


*


Je m’approchai tout doucement.

J’avais tellement peur de cette première seconde, de cette première réaction qui serait la sienne au moment où il découvrirait ma présence sur ce navire.

Je posai ma main sur son bras. Il baissa les yeux sur cette main et, la reconnaissant, se retourna brusquement vers moi. Il me regardait fixement, abasourdi, comme s’il voyait un esprit. Je vis passer tous les sentiments dans ses yeux. Surprise, peur et colère. Puis, finalement, il me fit un pauvre sourire et, m’enlaçant, il me serra contre lui. Il ne prononça que ces quelques mots :

- Folle que vous êtes. Pourquoi m’avoir suivi ?

- La folie aurait été de ne pas vous suivre.

- Vous ne savez pas ce que vous faites. Je ne suis rien et je n’ai rien à vous offrir.

- Louis, vous êtes tout pour moi. L’air que je respire, l’eau que je bois. Je ne peux pas plus me passer de vous que d’air ou d’eau. Je vous aime et vous m’avez dit, non plutôt vous m’avez écrit, que vous m’aimiez...

- Je vous ai aussi écrit que je n’en avais pas le droit...

- L’époque que nous vivons vous donne tous les droits. Il n’y a plus de barrières entre nous. Plus de classes sociales. Je ne suis plus une aristocrate et vous un simple fils de marin. Nous sommes simplement un homme et une femme qui s’aiment.

- Alice, quand nous arriverons à New York vous prendrez un autre navire et vous retournerez à Brighton. Je paierai votre voyage.

- Mais pourquoi ?

- Vous n’avez aucun avenir avec moi. Je ne vous épouserai jamais.

- Mais pourquoi puisque vous m’aimez ?

- Je vous en supplie, ne me demandez pas d’explication. Ne me mettez pas à la torture.

- Si vous ne vouliez pas m’épouser, pourquoi avoir empêché mon mariage avec Jacques ?

- Ainsi vous savez cela. Il m’avait bien semblé qu’Etienne avait surpris notre conversation. Jacques n’était pas fait pour vous. Je trouvais désolant que vous l’épousiez, sans amour, sans désir, pour sortir votre famille de la pauvreté. Mais vous n’aviez pas le choix. Alors j’ai forcé le destin.

- Il aurait mieux valu que vous n’en fassiez rien, puisque vous ne voulez pas de moi.


*


Nous ne voulions pas continuer à nous quereller. Aussi nous décidâmes d’une trêve. Je lui racontai comment j’avais failli me rompre le cou en sautant de la fenêtre de ma chambre. Comment j’avais menti sur mon âge pour obtenir le droit de monter à bord.

Louis me raconta ses projets en Amérique. Après avoir travaillé à New York et amassé un peu d’argent, il espérait partir pour ces contrées où il pourrait trouver de l’or ou, féru de botanique comme il l’était, une plante, comme la pomme de terre ou la tomate, qui ferait sa fortune.

Je compris que ses projets étaient utopiques. Il n’avait quitté la France que pour nous aider. Il n’avait quitté l’Angleterre que pour me fuir.


*


Notre navire avançait bien, mais pas assez vite pour nous éloigner du danger.

J’ai dit que la Révolution allait bouleverser ma vie. C’est ce qu’elle fit. De la façon la plus inattendue.

Les hommes au pouvoir en France considéraient les Émigrés comme une menace. Ils les suspectaient de vouloir comploter contre la patrie. Aussi, les Français rassemblés hors des frontières furent-ils déclarés suspects de conjuration. Ils étaient passibles de la peine de mort et leurs biens confisqués s’ils ne rentraient pas en France.

Pour avoir fui, mes parents étaient considérés comme des criminels et, à ce titre, pouvaient être arrêtés. J’étais leur fille. La même menace pesait sur ma tête.

La marine française, la Royale, accostait les bateaux qu’elle croisait et les fouillait afin de retrouver les aristocrates en exil.

Louis savait tout du danger qui planait sur moi. Il avait peur. Il scrutait l’océan. Un jour, il vit une voile et son coeur se mit à bondir.

Le navire était français.


*


J’étais perdue. Mon nom me condamnait.

Alice de X, fille du Chevalier de X, était arrivée au bout du chemin.

Je savais, que, dans quelques heures, quand le bâtiment de la Royale nous aurait rejoints, je serais arrêtée et ramenée en France où je serais jetée en prison.

Qu’ensuite je serais jugée, sans doute condamnée puis guillotinée.

J’allais à ma cabine attendre que le navire de la Royale nous aborde. Je voulais écrire une dernière lettre à mes parents. Une dernière lettre à Louis.

Ce dernier me rejoignit.

- Que faites-vous ?

- J’écris à mes parents.

- Je croyais que vous leur aviez déjà écrit une lettre d’adieu.

- Cette lettre-ci est différente. A Brighton, je pensais que je partais pour être heureuse. Maintenant je leur demande de pardonner aux hommes qui vont m’arrêter. Je leur demande de ne pas chercher à me rejoindre en France ou à me venger. De continuer à vivre en Angleterre avec Etienne et de prier pour moi. Je leur demande de ne pas être tristes parce que je ne le suis pas.

- Tout n’est pas encore perdu.

- Il est impossible, sur un navire, de se cacher bien longtemps.

- Le capitaine de L’AURORE, qui est un brave homme, ne veut pas qu’un de ses passagers connaisse un sort tragique. Il a trouvé une solution pour vous sauver.

- Quelle solution ?

- Elle est simple, évidente. Vous devez changer de nom. Vous devez vous marier. La chose est possible. Il y a un prêtre sur L’AURORE et plusieurs passagers s’offrent comme témoins.

- Il ne me manque qu’un prétendant. Qui dois-je épouser ? Un marin édenté ? Un veuf déjà père de cinq enfants ?

- Je vais vous épouser. Tout le monde sur ce navire a remarqué les liens qui nous unissent. Nous avons tout préparé sur le pont. Le prêtre et les témoins nous attendent. Je suis venu vous chercher.

- Vous m’avez dit que jamais vous ne m’épouseriez.

- Vous savez très bien que je ne vous abandonnerai pas. Mais dès que le danger sera passé et dès que nous arriverons en Amérique, nous entamerons une procédure de divorce.


*


A cette époque les seuls mariages concevables étaient les mariages religieux à la condition qu’ils soient publics. Il suffisait donc d’un prêtre et de témoins pour nous unir.

Quand nous arrivâmes sur le pont, tous les passagers, tous les marins étaient là. Ils formaient une haie d’honneur. Au bout de cette haie, le prêtre qui avait revêtu sa chasuble.

J’avançai, terriblement émue, aux côtés de Louis.

Il m’avait tendu le bras et j’avais posé ma main sur le dos de sa main.

Nous étions très beaux. Et tous les regards posés sur nous étaient admiratifs.

Quand le prêtre prononça les formules sacramentelles, Louis répondit par un oui ferme et, moi-même, par un oui empli d’une telle ferveur qu’il fit sourire tous les braves gens qui étaient autour de nous.

Le prêtre nous autorisa à nous embrasser. Louis se pencha vers moi. Il posa ses mains fines sur ma taille et, doucement, m’attira vers lui. Son souffle caressa ma peau. Enfin, pour la première fois, je goûtai ses lèvres.

Je ne m’étendrai pas sur ce que je ressentis alors. Mais toutes les femmes amoureuses connaissent les réactions que de tels moments déclenchent dans l’intimité de nos corps.


*


Ainsi donc cette Révolution qui nous avait tout pris et nous avait jetés sur les routes, m’avait donné la seule chose qui ait de la valeur à mes yeux. Louis.

Il m’importait peu qu’il m’ait parlé de divorce dans le même temps qu’il me parlait de mariage.

Moi aussi, j’étais déterminée à forcer le destin.

J’étais sa femme. Je le resterais.


*


Le stratagème du capitaine de L’AURORE réussit. Je figurais désormais sur le livre des passagers sous le nom d’Alice d’Uberville, épouse de Louis d’Uberville, humble précepteur et fils de marin.

Grâce à la complicité de l’équipage et des autres passagers, je ne fut pas inquiétée par les militaires qui montèrent à bord.

Puis, après que ces hommes eurent quitté le navire, L’AURORE reprit sa course vers l’Amérique.


*


Les semaines passées sur L’AURORE, qui cinglait vers New York, comptent parmi les plus heureuses de ma vie.

J’avais enfin Louis pour moi seule.

Il n’y avait plus d’élève désobéissant pour monopoliser son attention, plus de Charlotte pour tenter de le séduire.

Nous parlâmes de nos goûts et de nos désirs.

Le plus grand souhait de Louis aurait été d’être marin et de partir vers des mondes inconnus comme le fit Monsieur de La Pérouse chargé, par le roi Louis XVI en 1785, d’un voyage de découverte.

- Mais Louis, vous savez bien que La Pérouse, ses deux navires et les équipages qui l’accompagnaient ont disparu.

- Je le sais. Mais qu’importe. Ils ont parcouru le monde. Vu des choses que nous ne verrons jamais. Et puis je n’ai plus aucune famille pour me pleurer à part mon oncle, prêtre à Rouen.

- Nous ne nous serions pas connus.

- Je le sais aussi. Mais cela aurait évité toute la peine que je vais vous faire. Toute la peine que je vous fais déjà.


*


Maintenant que nous étions mari et femme, Louis et moi devions partager la même cabine. Il me laissa sa couchette.

Il tendit une sorte de grand sac, appelé hamac, entre les murs de cette pièce minuscule. C’était là qu’il allait dormir désormais.

Louis était extrêmement pudique.

Il attendait que je sois sortie de la cabine pour faire sa toilette. Il attendait que je sois endormie pour se dévêtir et se coucher. Et même alors, il gardait toujours une chemise qui dissimulait son corps.

Mais tout cela était peine perdue. Car, depuis des mois, j’avais deviné son secret. Je savais qui était Louis. Et pourtant, le sachant, j’en étais toujours follement amoureuse et le désirais ardemment.

Louis était une femme.


*


Camille interrompit de nouveau son récit et regarda Céline et Virginie en souriant.

- Je présume que vous aviez deviné ?

- C’est avec les chemises à col haut que j’ai compris que Louis était une femme qui cherchait à dissimuler son visage. Et puis cette phrase : “Je pars parce que je vous aime et que je n’ai pas le droit de vous aimer”. Le seul amour impossible, à cette époque, était l’amour entre deux personnes du même sexe.

- L’attitude distante de Louis était déroutante. Alice était très belle puisqu’elle ressemblait, trait pour trait, à Céline. Il était surprenant qu’il ne cherche pas à la séduire. Et encore plus étonnant qu’il la fuit alors qu’ils étaient amoureux l’un de l’autre et que les parents d’Alice acceptaient leur union.

- Vous n’êtes pas au bout de vos surprises. Alice était une excellente dessinatrice. Elle a laissé quelques portraits de Louis dans les pages de ses mémoires. Les voici.

Céline et Virginie s’emparèrent des dessins que leur tendait Camille. Elles poussèrent un cri de surprise.
Le même visage, les mêmes pommettes hautes, la même bouche pulpeuse, les mêmes yeux moqueurs, les mêmes boucles brunes tombant en cascade sur les épaules.

Louis ressemblait, trait pour trait, à... Virginie.

- C’est incroyable. Alice et Louis sont nos sosies quasi parfaits !

- Oui quasi parfaits. Quand, il y a deux mois, j’ai vu Virginie pour la première fois, j’ai été sidérée par sa ressemblance avec Louis, infiniment plus flagrante sur ces dessins que sur le portrait du salon. J’ai eu l’impression qu’Alice et Louis revivaient à travers ma petite nièce et son amante. Je ne crois pas que ce soit un hasard mais plutôt un clin d’oeil du destin. Votre amour est comme un écho de mon amour pour Lucy mais surtout de la passion entre Alice et Louis. C’est aussi pour cela que j’ai agi à votre égard comme je l’ai fait... J’avais l’impression de connaître Virginie depuis toujours.

- Mais pourquoi Louis se faisait-elle passer pour un homme et quel était son vrai nom ?

- Alice explique tout dans ses mémoires. Je continue ma lecture.


*


J’avais deviné que Louis était une femme.

Une femme qui m’aimait et que j’aimais.

Je devais le lui dire. Mais je préférais attendre que nous ayons quitté ce navire.

Si Louis avait eu assez de détermination pour partir en Amérique pour me fuir, je craignais ce qu’elle aurait été capable de faire sur ce bateau en se sachant découverte. Naturellement, je craignais qu’elle se jette à l’eau.

Je profitais de ces semaines sur L’AURORE pour examiner Louis, la regarder vivre au milieu des autres et voir comment elle s’y prenait pour les tromper sur ce qu’elle était.

Sa moustache, dont j’appris plus tard qu’il s’agissait d’un postiche en crin de cheval, sa voix légèrement grave, son corps mince et élancé, son port altier, ses vêtements, son épée portée au côté, l’aidaient à jouer ce rôle qu’elle interprétait depuis des années.

Il est vrai que notre époque l’aidait dans son stratagème. Les hommes, sans être efféminés, n’avaient rien de commun avec les rudes gaillards du Moyen-Age. Mon propre père, bien que chevalier, aurait été incapable de soulever la masse d’arme ou l’épée à deux mains que maniaient ses ancêtres sur les champs de bataille ou dans les tournois, ou même de porter une armure de cent vingt livres.

La comédie que jouait Louis en était facilitée.

Mais surtout, Louis était aidée par l’énormité même de son mensonge. Il était tout simplement inconcevable pour son entourage qu’elle soit autre chose que ce qu’elle prétendait être.


*


Comment avais-je deviné ?

Parce que depuis la minute où Louis entra dans ma vie, il ne se passa pas une seconde sans que je recherche sa présence. Je la regardais avec amour et admiration. Mais aussi avec attention.

Sa grâce féminine quand Louis dansait, sa patience maternelle avec Etienne, le velouté de sa peau, la carnation de son visage, la douceur de ses lèvres, la finesse de ses mains m’avaient, petit à petit, ouvert les yeux.

Ainsi que l’absence obstinée de barbe et de pomme d’Adam, qui l’avait contrainte à acheter des chemises à col haut et de larges cravates pour dissimuler ses joues et son cou.

Ayant compris que Louis était une femme, je fus surprise de constater que je ne pouvais pas me détourner d’elle. Je l’aimais toujours et toujours plus.


*


Notre voyage toucha à sa fin et un jour nous vîmes au loin le port de New York. 

En 1790, la cité était à la fois la capitale de l’Etat de New York et celle de la nation. Le maire, le gouverneur et le premier président des Etats Unis, George Washington, résidaient et travaillaient à quelques rues les uns des autres, dans le quartier de Wall Street.

Nous regardions, fascinées, ces rives où tous les passagers rêvaient de vivre une nouvelle vie. Louis brisa cet instant magique.

- J’ai parlé au capitaine de L’AURORE. Il repart à destination de Brighton dans quatre jours, dès qu’il aura fait le plein de marchandises et embarqué tous ses passagers. Il reste une place pour vous. Je vais payer votre traversée.

- Je ne peux pas repartir avec L’AURORE.

- Et pourquoi cela, je vous prie ?

- Vous oubliez que nous devons divorcer. Le divorce, comme le mariage, se fait à deux. Si je quitte New York, nous resterons éternellement mariés.

- Oui, effectivement. Je n’avais pas songé à cela... Bien, vous restez dans l’immédiat. Mais vous repartirez en Angleterre rejoindre vos parents dès que notre divorce sera prononcé. J’y veillerai.

J’avais gagné quelques jours de répit.

Ce fut suffisant.


*


Comme je n’avais emporté qu’un pauvre bagage, Louis m’offrit des vêtements.

Puis elle chercha un hôtel pour nous héberger. Pour faire des économies, nous dûmes, de nouveau, faire chambre commune. Nous avions pris un dîner léger. Nous nous retrouvâmes dans notre chambre.

J’étais déterminée à ne pas perdre une minute.

- Comment comptez-vous vous y prendre pour me faire accepter le divorce ?

- Je vais faire appel à votre bon sens. Vous savez bien que nous ne pouvons pas rester mariés. Cette union n’était qu’un stratagème pour que vous échappiez à la mort.

- Si nous divorçons, vous savez que je serai, à jamais, comme marquée au fer rouge. Je serai perdue de réputation. Jamais plus je ne pourrai trouver un époux.

- Je suis désolé. Mais je le répète : nous ne pouvons pas rester mariés.

- Pourquoi puisque nous nous aimons ? Je veux connaître vos raisons.

- Je vous les ai déjà données. Vous n’avez aucun avenir avec moi. Nous ne pouvons rien construire ensemble. Ni famille, ni foyer.

- Pourquoi ?

- Parce que... Parce que... Je n’en veux pas.

Je voyais bien que Louis était à la torture.

- Louis, croyez-vous que je sois aveugle ?

- Que voulez-vous dire ?

- Je connais vos raisons. Vous me les avez dites. “Je vous aime mais je n’ai pas le droit de vous aimer”. Vous rêvez d’une famille et d’un foyer avec moi. Parce que vous m’aimez. Mais vous croyez que cela vous est interdit. Parce que vous êtes une femme.

Un silence pesant s’abattit pendant de longues minutes. Puis Louis reprit la parole.

- Comment avez-vous deviné ?

- Il faut être très attentif ou très amoureux pour découvrir votre secret. Je suis l’un et l’autre.

Je lui exposai alors, en peu de mots, les indices qui m’avaient permis de découvrir son secret.

- Puisque vous savez, pourquoi insistez-vous pour que nous restions mariées ? Notre union est une insulte à la loi de Dieu et à la loi des hommes.

- La loi des hommes change constamment. Quant à loi de Dieu, elle est Amour.


*


Louis s’était assise sur le lit, la tête entre les mains. Elle semblait ployer sous un poids trop lourd pour ses épaules.

Elle était si désemparée que je ressentis le besoin de partager son fardeau. Je l’aimais tellement.

- Louis, vous n’êtes plus seule. Je suis là. Je veux vous aider. Pour les autres, vous resterez le jeune homme qu’ils connaissent. Il n’y aura que pour moi que vous serez cette autre que je veux aimer.

Louis leva vers moi des yeux fiévreux et, avant même que je puisse faire un geste, elle se dressa et, me saisissant par les hanches, elle plaqua son corps contre le mien. Entourant ma taille d’un bras, elle posa sa main sur ma nuque et attira mon visage vers le sien. Elle prit possession de mes lèvres avec voracité.

Tout son corps tremblait.

La violence de son étreinte s’apaisa au contact de mon corps et sa fougue se fit tendresse. Ses lèvres douces glissèrent sur mes joues, effleurèrent mon cou.

La soie de ses longs cheveux bouclés caressait la peau fine de ma gorge et je m’abandonnais, frissonnante, entre ses bras.

Je sentais sa main s’affairer sur le lien qui fermait mon corset. Ayant réussi à le délacer, elle ouvrit ma robe et accueillit un de mes seins dans sa bouche. Elle en lécha le téton jusqu’à ce que la pointe durcisse entre ses dents.

Fébrilement, je l’aidais à retirer mes vêtements et m’offris, nue, à ses caresses.

Elle se laissa tomber à genoux devant moi et couvrit mon ventre de baisers. Ses mains massaient, par de doux frôlements, l’intérieur si sensible de mes cuisses, puis, posées sur mes fesses, effleuraient mon anus du bout des doigts. Puis elle me fit basculer sur le lit où, allongée sur le dos, je l’attendais.

Je me donnais à elle sans retenue.

Elle posa sa main sur mon pubis dont elle caressa la toison humide, puis écartant mes cuisses, elle me prit entre ses lèvres. Je sentais mon clitoris frémir sous la caresse de sa langue qui allait et venait, fouillant mon intimité, goûtant mon sexe.

J’avais le ventre en feu.

Plongeant mes mains dans le flot de ses cheveux bruns, je guidai Louis vers la source de mon plaisir. Tout à coup une lumière fulgurante se mit à briller derrière mes paupières closes et je poussai un râle de jouissance.

Louis resta longtemps la joue posée sur ma cuisse, caressant mon ventre et mes reins, respirant mon odeur.


*


Louis interrompit notre engourdissement. Elle s’allongea à mon côté, me prit dans ses bras et me serra contre elle.

Enfouissant son visage dans mes cheveux, elle murmura :

- Je suis désolée, Alice. Je me suis comportée avec vous comme un soudard. Je ne vaux pas mieux que cette soldatesque qui viole les femmes en temps de guerre. Je n’ai qu’une seule excuse. J’avais tellement envie de vous et depuis si longtemps... Savoir que vous m’aimiez et ne rien pouvoir faire. Ne rien pouvoir dire parce que j’avais peur que vous me rejetiez. Vous aimiez l’homme. J’ignorais ce que serait votre réaction en découvrant que cet homme n’était qu’un déguisement.

- Ne vous excusez pas Louis. Je n’ai été ni choquée, ni... déçue. Je n’oublierai pas ce moment. Et je n’aurais pas voulu qu’il se déroule autrement. Je n’ai qu’un seul souhait, à présent...

- Lequel ?

- Déshabillez-vous. Je veux vous voir nue.

Louis se leva et, lentement, commença à se dévêtir. Elle était habillée d’un gilet sur une chemise blanche. De bas en soie et de culottes courtes s’arrêtant aux genoux, George Brummell n’ayant pas encore lancé la mode des pantalons.

Elle était très belle. Des hanches rondes mais étroites. Un ventre plat. Des cuisses aux muscles longs et fermes.

Quand elle ouvrit sa chemise, je découvris qu’elle portait une sorte de corset qui dissimulait sa poitrine et la comprimait légèrement, donnant ainsi l’illusion d’une musculature d’homme aux pectoraux puissants.

Elle retira cette camisole et libéra ses seins. Je pus en apprécier la fermeté et la beauté.

Ce lent effeuillage provoqua en moi une sensation que je connaissais pour l’avoir déjà éprouvée quelques minutes plus tôt.

- Venez Louis. Je veux vous sentir contre moi.

Elle me rejoignit sur le lit et je découvris son corps en le caressant. Je sentais la fermeté de ses muscles sous la douceur de sa peau.

Bientôt mes lèvres remplacèrent mes mains et parcoururent son corps. Louis gémissait sous mes caresses. Elle s’ouvrit. Alors je m’enhardis et je goûtai sa moiteur. Encore et encore. Jusqu’à ce que, cabrée par un spasme de plaisir, elle retombe sur le lit, apaisée.

Je me blottis contre elle. Nous restâmes longtemps ainsi. Silencieuses. Ecoutant le seul bruit de nos coeurs battant à l’unisson.


*


Louis m’avait enfin dévoilé ses sentiments et son corps.

Il lui restait à me raconter sa vie et les raisons de son extraordinaire mensonge.

- Louis, quel est votre vrai nom ?

- Je ne veux plus avoir de secret pour vous. Je m’appelle Louis. Louis d’Uberville. c’est mon véritable nom. Celui sous lequel on m’a baptisée.

- Mais qui et pourquoi ?

- Ce sont mes parents qui ont pris la décision de me faire passer pour un garçon. Avec la complicité de mon oncle prêtre. Et pour la meilleure raison du monde. Pour nous éviter la misère et peut-être la mort.

- Comment une telle tromperie a-t-elle pu vous préserver de la misère et de la mort ?

- Pour vous faire comprendre les raisons de ce mensonge, je dois vous parler de mon grand-père. Il y a plus de soixante ans, un paysan, qui se rendait dans ses champs, découvrit un bébé abandonné au pied d’un calvaire. L’enfant n’avait aucune marque distinctive. Il était simplement enveloppé dans une couverture. Il risquait la mort. Le paysan, qui se prénommait Martin, apporta immédiatement l’enfant au prêtre de Fécamp. Le bébé fut baptisé Martin d’Uberville. Martin parce que c’était le prénom de son sauveur. D’Uberville parce que c’était le nom du lieu où il avait été trouvé. Puis le prêtre confia son éducation à une famille de pêcheurs. Personne ne voulait adopter mon grand-père. Car un enfant abandonné devait forcément être le rejeton d’une fille perdue, d’une prostituée.

- Mais votre grand-père a pu fonder une famille ?

- Oui. Dans son malheur, il a été confié à de braves gens. Ils lui ont transmis l’amour de la mer et lui ont donné un métier. Mon grand-père était un marin valeureux. Il n’avait rien à perdre alors il ne craignait pas de risquer sa vie pour sauver celle des autres. C’est ainsi que, petit à petit, cet enfant abandonné devint un homme et gagna le respect et l’amour. Il se maria et eu un enfant. Un seul. Mon père. Jean.

- Pourquoi un seul enfant ?

- Parce que ma grand-mère est morte en mettant mon père au monde. Et que Martin, fou de chagrin, ne l’a jamais remplacée.

- Votre vie et celle de votre famille est marquée du sceau du malheur.

- Jean grandit, tourné vers la mer lui aussi. Mais il ne voulait pas être pêcheur. Il ambitionnait d’être marin du Roi et de naviguer sur ces bateaux qui partaient vers l’Afrique, les Indes ou les Amériques. Il voulait être officier. Il parvint à son but. Il était capable de commander un navire. Mais la Royale n’était pas pour lui. Comme vous le savez sans doute, seuls les aristocrates pouvaient ambitionner d’être officiers sur les navires du Roi.

- Je le sais. L’accession du tiers-état aux grades d’officiers dans la Royale faisait partie des revendications inscrites sur les Cahiers de Doléances présentés en 1789 au roi Louis XVI, lors de la réunion des Etats Généraux.

- Mon père devint officier sur des navires marchands. C’était un excellent marin. Un jour, il embarqua sur un navire qui appartenait à un armateur de Fécamp. Ce dernier avait une fille.

- Je crois deviner. Ils sont tombés amoureux l’un de l’autre.

- En effet. Malheureusement les origines de mon père lui interdisaient de prétendre à la main de la jeune fille. Il était le fils d’un enfant trouvé, peut-être le petit-fils d’une prostituée. Cet armateur voulait un gendre digne de sa fortune d’autant que son propre fils avait refusé le métier de la mer pour devenir prêtre.

- Comment ont-ils fait pour contourner cet interdit ?

- De la façon la plus simple et la plus naturelle. Ils se sont aimés. Ma mère est tombée enceinte. Leur mariage devenait une obligation.

- Tout était réglé alors.

- Non hélas. Mon grand-père maternel était furieux. Alors, il imposa à sa propre fille et à son époux un marché terrible. Leur premier-né devait être un garçon. Sinon tous ses biens reviendraient irrévocablement à l’Eglise, ma mère serait chassée de sa maison, mon père du navire sur lequel il naviguait.

- En condamnant vos parents à la misère, il les condamnait à une mort lente.

- C’est alors que mon oncle est intervenu. Le frère et la soeur s’aimaient tendrement. Il voulait l’aider. Il ne servait à rien de raisonner mon grand-père maternel. Il ne restait plus qu’à prier pour que je sois un garçon. Je suis née. J’étais une fille. Mais mon oncle était prudent. Le jour de ma naissance, il vint avec un nouveau-né. L’enfant d’une pauvre femme à laquelle il l’avait emprunté pour quelques heures et quelques pièces. Il a alors procédé à une substitution. Et c’est le garçon emprunté qui a été baptisé à ma place, sous le nez de mon grand-père.

- Il ne pouvait pas imaginer que son fils, un prêtre, puisse lui mentir.

- Puis quand tout fut fini et que mon grand-père fut parti, mes parents et mon oncle procédèrent à un second baptème. Le mien.

- Mais ils étaient obligés de vous faire passer pour un garçon.

- J’étais devenue Louis d’Uberville. Pour toujours. Au début ce fut facile et même amusant. Les jeux des garçons sont tellement plus drôles ! Mais au fur et à mesure que je vieillissais, il me fut plus difficile de jouer ce rôle. Comment expliquer l’absence de barbe et de pomme d’Adam ? Quel métier exercer ? Naturellement, il était inconcevable que je commande un navire au milieu de cinquante marins. J’adorais la mer, mais je devais y renoncer. Alors, on songea à faire de moi un précepteur.

- C’était d’autant plus facile que votre oncle prêtre dirigeait cet institut à Rouen.

- Oui. Il veilla à ce que je possède ma propre chambre où je pouvais m’isoler pour faire ma toilette. Et dès que l’offre de vos parents lui parvint, il m’expédia dans votre coin de campagne préférable aux grandes villes où on aurait pu, plus facilement, découvrir la supercherie.

- Qui a fabriqué ce corset que vous portez pour dissimuler votre poitrine ?

- Ma mère. Elle était désespérée par mon sort. Après ma naissance, elle fut incapable de donner encore la vie.

- Votre histoire est fabuleuse. Mais, c’est curieux, je n’arrive pas à la trouver triste. Peut être tout simplement parce que cette accumulation de tragédies est à l’origine de mon bonheur.


*


D’autres questions me brûlaient les lèvres.

- Comment dois-je vous appeler dorénavant ?

- Vous devez continuer à m’appeler Louis. Personne ne doit savoir. Personne ne doit découvrir notre secret qui n’est connu, à présent, que de nous seules et de mon oncle. Ou je serais perdue et vous avec moi. Quant à mon oncle, le pauvre homme...

- Vous voulez toujours divorcer ?

- Non. Bien sûr que non. Et puis, plus personne ne doutera que je suis un homme, puisque j’ai une épouse.

- Alors, je peux rester ici, avec vous, en Amérique ?

- Oui. Si vous le voulez toujours. Vous allez écrire une lettre à vos parents. Nous la confierons au capitaine de L’AURORE qui la leur remettra à son arrivée à Brighton. Il faut les rassurer. Vous avez d’autres questions à me poser ?

- Louis, vous avez eu d’autres amantes avant moi ?

- Non. Vous êtes la première. Et j’aimerais que vous soyez la seule.

- Mais vous connaissiez exactement les caresses qui pouvaient me faire défaillir...

- Je crois que toutes les femmes connaissent, d’instinct, les caresses qui leur conviennent. J’ai prodigué à votre corps celles que j’aurais aimé recevoir. Et puis, je vais vous faire une confidence. Quand j’étais à Rouen, j’ai lu les libelles écrits sur la Reine Marie-Antoinette et sa maîtresse prétendue, la Princesse de Lamballe. J’ai vu des gravures représentant leurs ébats... J’ai également lu certains des ouvrages interdits du Marquis de Sade, qui circulaient sous le manteau. Enfin, et surtout, Alice... vous m’inspirez...

Louis se pencha vers moi et m’embrassa. J’avais une dernière question qui était aussi une requête.

- Louis. Votre moustache ? En quoi est-elle faite ? Et comment la faites-vous tenir ?

- C’est un postiche en crin de cheval. Elle est maintenue à ma lèvre au moyen d'une colle qui résiste au sel et à l’eau et que les marins utilisent sur les navires.

- Vous pourriez la retirer ?

- Bien sûr. Je suis désolée. Mais dans le feu de la passion, j’ai complètement oublié de le faire.

Louis décolla sa moustache, guère plus épaisse qu’un trait de crayon, et je la découvris enfin sans ce postiche.

Elle était si belle et son visage était si doux. Le dessus de sa lèvre présentait une légère rougeur et je ressentis le besoin impérieux d’embrasser cette lèvre et d’apaiser cette rougeur...

J’attirai son visage vers le mien et je...


*


Camille interrompit de nouveau sa lecture.

- Je crois qu’il est inutile de continuer ce récit... Je pense que vous devinez aisément ce qui suit... D’ailleurs, il est minuit... Céline, Virginie, remplissez nos coupes de ce merveilleux Champagne rosé... Bonne année 2009, mes enfants ! A votre amour et à votre bonheur ! Puissiez-vous vivre aussi heureuses qu’Alice et Louis dont vous êtes les réincarnations...


*


Une ou deux heures plus tard, après que Céline et Virginie aient commenté, avec passion, les mémoires que Camille venait de leur lire, les deux jeunes femmes raccompagnèrent la vieille dame à sa chambre.

- Je suis fatiguée. Le récit d’Alice n’est pas terminé. Mais je préfère me coucher. Je vous donne ce cahier dont j’ai fait une copie pour moi. En le lisant, vous verrez qu’Alice et Louis ont encore vécu de nombreuses aventures avant de goûter un bonheur paisible dans ce manoir.

- Merci. Camille. Après l’adoption de Virginie, c’est le plus beau cadeau de Noël que tu pouvais nous offrir.

- Merci Camille. Merci pour tout.

- Ne me remerciez pas les enfants. C’est vous qui faites le bonheur d’une très vieille dame en supportant sa compagnie. Je vous laisse à présent. Au fait, Virginie comment trouvez-vous votre chambre ?

- C’est une pure merveille. De la fenêtre, on a une vue fantastique sur le domaine, les bois et les champs qui l’entourent.

- C’était la chambre d’Alice et de Louis. Bonne nuit mes enfants.


*


Céline et Virginie étaient couchées. Elles ne trouvaient pas le sommeil. Elles étaient encore sous le charme du récit que Camille leur avait lu. Elles mouraient d’envie de lire les pages qui suivaient. Mais elles avaient décidé de le faire plus tard. Chez elles.

- Céline, tu crois à la réincarnation ?

- Je n’y croyais pas jusqu’à présent. Revenir sur terre sous la forme d’un rat ou d’une mygale n’avait rien d’attrayant. Mais je dois reconnaître qu’après avoir vu les dessins d’Alice et entendu son récit, je suis troublée.

- Tu crois que, toi et moi, nous pourrions être les réincarnations d’Alice et de Louis ? Camille semble le croire.

- Camille est quelqu’un de très cartésien. Elle a les pieds sur terre. Alors, si même elle le croit...

- Je comprends mieux pourquoi Camille t’avait dit qu’elle me connaissait depuis très, très, très longtemps. Elle pensait à Louis.

Céline se blottit contre le dos de Virginie et, dans un souffle, lui dit : Si je suis la réincarnation d'Alice et toi de Louis, alors il y a une chose que je vais te demander.

- Oui, laquelle ?

- Virginie, ma chérie, je t'interdis de porter une moustache.




FIN



Vous pouvez lire la suite des aventures
 d'Alice et de Louis
 dans un autre récit :
Révolutions 1 - New York


*


J’ai créé une nouvelle rubrique intitulée
 les portraits de Louis.
Vous pouvez y découvrir les montages que j’ai réalisés à partir de portraits des 18 ème et 19 ème siècles et de photos de Virginie.

9 commentaires:

  1. Waouw.... si je m'étais attendu à ça !!!! GENIAL !

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  2. Gustave, aucun mot ne sort pour décrire la perfection de tes suites.... Merci.

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  3. Nous aimons mon amie et moi tes écrits si délicats,sans jamais aucune vulgarité...Bref nous aimons. Merci....

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  4. Quelle belle histoire, beaucoup d'émotion et si bien écrit. J'attends les suites avec impatience...

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  5. Superbe récit remarquablement écrit : le lecteur est transporté au 18 ème siècle. Une seule critique : que ce récit soit déjà terminé.

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  6. Je suis très heureuse que ce récit vous ait plu. J'ai bien l'intention de donner une suite à PORTRAIT. Vous retrouverez Alice et Louis dans quelques semaines. Patience...

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  7. Bonjour Gustave ^^

    J'ai totalement dévoré portrait hier soir =)

    Un grand bravo, vraiment ! !

    J'étais totalement submergée par les sentiments d'Alice et je ne parle même pas de l'intrigue xD

    Très bonne idée pour Louis ;)

    Et comme toujours, une touche d'humour pour la fin qui nous fait sourire ^^

    Bravo Gustave et surtout merci :)

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  8. tres bien vos recits me font penser ceux de cecile saint laurent,aucune scene pornographique ,ni violence verbale,oui vraiment ce sont de trés bon recits dans la lignée des Golon (angélique), Gaillard (marie des isles)etc .bravos

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  9. Merci infiniment pour votre commentaire si gentil et si encourageant.

    J'espère que mes autres récits, plus contemporains, vous plairont aussi.

    J'ai voulu écrire des récits qui respectent l'image des actrices qui m'inspirent. Aussi, j'essaie que les scènes érotiques ne tombent pas dans la vulgarité.

    Merci encore et bonne lecture. Gustave.

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